Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0324

Louis Conard (Volume 2p. 429-431).

324. À LOUISE COLET.
[Croisset] Mercredi, minuit [9 juin 1852].

Le même jour que j’ai appris la mort de Pradier[1]) (dimanche), j’en ai appris deux autres, celle d’un de mes camarades[2] de collège (cousin de mon beau-frère), qui vient de crever à Alger où il se promenait, et celle d’une jeune femme, ancienne amie de ma sœur, qui dépérit d’une maladie de poitrine causée par des chagrins d’amour. La dernière fois que j’ai vu l’un, c’est il y a cinq à six mois, ici, à Croisset, sur la terrasse de mon jardin où il fumait avec moi. La dernière fois que j’ai vu la seconde, c’est il y a une douzaine d’années, à la campagne, dans le château de son tuteur ; nous montions une côte ensemble, dans un bois, elle avait très chaud et marchait avec peine.

Ce pauvre Pradier, je le regrette ! Aimable et charmante nature ! Qu’il lui a manqué peu de chose, à cet homme, pour être un grand homme tout à fait : un peu plus de sérieux dans l’esprit et moins de banalité dans le caractère. Il n’en restera pas moins comme le premier sculpteur de son temps. Nous étions à Rosny pendant qu’il se mourait ; il n’en est pas moins mort et nous n’en avons pas moins joui. Voilà l’éternelle, lamentable et sérieuse ironie de l’existence. C’est il y a six ans à cette époque, dans ce mois-ci, que nous nous sommes connus chez lui. Pauvre homme ! J’en suis resté ahuri toute la journée. Je pourrais déjà faire un volume nécrologique respectable de tous les morts que j’ai connus. Quand on est jeune, on associe la réalisation future de ses rêves aux existences qui vous entourent. À mesure que ces existences disparaissent, les rêves s’en vont. J’ai bien éprouvé cela pour ma sœur, pour cette femme charmante dont je ne parle jamais par une pudeur de cœur qui me clôt la bouche. Avec elle j’ai enterré beaucoup d’ambitions, presque tout désir mondain de gloire. Je l’avais élevée, c’était un esprit solide et fin qui me charmait ; elle s’est mariée à la vulgarité incarnée. Voilà les femmes.

La mort de Pradier me fait éprouver quelque chose d’égoïste assez honteux. Je suis fâché qu’il ne m’ait pas connu, moi qui l’admirais beaucoup. J’aurais voulu qu’un homme de sa trempe me distinguât de cette foule où je pataugeais autour de lui. Mais l’aurait[-il] pu d’ailleurs ? Il avait peu le sens critique, notre ami. Sur son art même, je n’ai pu jamais en rien tirer, ce qui le rend supérieur à mes yeux, car c’était un homme d’instinct.

Tu te les rappelleras nos 48 heures de Mantes, ma chère Louise. Ça a été de bonnes heures. Je ne t’ai jamais tant aimée ! J’avais dans l’âme des océans de crème. Toute la soirée ton image m’a poursuivi comme une hallucination. Il n’y a que depuis hier au soir que je me suis remis à travailler. Jusque-là j’ai passé mon temps dans le désœuvrement et la rumination des moments écoulés. J’ai besoin de me calmer.

Prends courage, un temps viendra où nous nous verrons plus souvent. Dans deux mois, quand ma première partie sera faite, j’irai passer quelques jours à Paris et au mois d’octobre nous retournerons à notre maison de campagne, voir jaunir les feuilles. Une fois mon roman fait, je prends un logement à Paris. Nous en ferons l’inauguration solennelle.

Adieu, je t’écrirai plus longuement la prochaine fois, à la fin de la semaine ou vers le commencement de l’autre.

Je t’embrasse, je te baise partout.

À toi, mon amour.


  1. 2 juin 1852.
  2. Fauvel.