Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0319

Louis Conard (Volume 2p. 404-406).

319. À LOUISE COLET.
Dimanche. [2 mai.]

Je ne t’ai pas écrit cette semaine tant j’étais harassé. Depuis avant-hier ça va mieux un peu et hier au soir, jour habituel de ma correspondance, comme j’étais en train, j’ai continué jusqu’à 2 heures sans avoir le temps de te dire bonjour.

Je n’ai reçu aucun paquet de toi et n’ai, par conséquent, rien à te renvoyer avec deux Melaenis Bouilhet t’adressera, les accompagnant de toutes sortes d’amitiés. Puisque tu dois lire ta comédie aux Français, je vais t’en dire pratiquement ce que j’en pense. Le Philosophe, sous un transparent clair, y est bafoué. Ne fût-ce que cette terminaison en IN, tout le monde le reconnaîtra, et lui-même surtout s’y reconnaîtra et t’en gardera une rancune éternelle. Tu as tort pour Henriette, pour toi-même d’abord.

Quant à moi, ces messieurs de la Revue et autres, auxquels l’ami n’a pas manqué, ou ne manquera pas de dire la chose, feront des gorges chaudes sur mon compte. Le grand homme futur en aura (ce dont je me moque complètement) ; obscur et absent d’ailleurs, que m’importe ? Il n’y a que sur toi que quelque désagrément en pourra rejaillir. Atténue donc autant que possible toute ressemblance entre Dherbin et le Philosophe. Fais-en un légitimiste, tout ce que tu voudras, au lieu d’un doctrinaire, etc. Réfléchis là-dessus ; je crois le conseil important pour ta vie, pour l’avenir. Appelles-y ton attention. Ce que [on] m’a rapporté de Musset [et] de Sand m’a ému. Le capitaine se soutient toujours ; c’est une grande figure. Dans la lettre que je t’avais écrite en te renvoyant son volume, je t’y avais glissé deux phrases louangeuses un peu exagérées, pensant que tu pourrais les lui lire. À propos de lettres, j’en viens de voir une de Du Camp, qui est un chef-d’œuvre de démence et de vanité. Si Lambert, qui le voit souvent, était un homme communicatif, il en pourrait dire de belles à Madame Didier. Comme le temps change les hommes ! et qu’il faut peu de choses pour faire tourner les têtes à de certaines gens !

Les clous sont à la mode ; ma belle-sœur en est capitonnée et elle ne fait rien pour se les faire passer, exemple que je t’engage à suivre, au lieu de donner ton argent en pure perte au pharmacien et au médecin. Si tu avais été élevée comme moi dans les coulisses d’Esculape, tu serais convaincue de l’inutilité des remèdes dans les trois quarts et demi des maladies (et des choses de ce monde).

Il y avait dans les deux derniers numéros de la Revue deux articles curieux sur Edgar Poë[1]. Les as-tu lus ?

Oui, je connais le Raphaël de Lamartine ; c’est le dernier mot de la stupidité prétentieuse.

J’ai passé une mauvaise semaine ; je me sens stérile, par moments, comme une vieille bûche. J’ai à faire une narration ; or le récit est une chose qui m’est très fastidieuse. Il faut que je mette mon héroïne dans un bal. Il y a si longtemps que je n’en ai vu un que ça me demande de grands efforts d’imagination. Et puis c’est si commun, c’est tellement dit partout ! Ce serait une merveille que d’éviter le vulgaire, et je veux l’éviter pourtant.

Adieu, ma pauvre chère amie, je suis bien heureux de ton succès. Je t’embrasse sur les yeux.

Mille baisers encore à toi.

Bouilhet est là, étalé sur mon divan.


  1. Par Baudelaire.