Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0318

Louis Conard (Volume 2p. 393-403).

318. À LOUISE COLET.
[Croisset] Samedi soir [24 avril 1852].

Ah ! je suis bien content, ç’a été un bon réveil, chère Louise, et aujourd’hui que j’ai fini mon ouvrage et qu’il est bonne heure encore, je m’en vais, selon ton désir, bavarder avec toi le plus longtemps possible. Mais d’abord que je commence par t’embrasser fort et sur le cœur, en joie de ton prix, pauvre chérie. Comme je suis heureux qu’il te doit survenu un événement agréable ! La balle du Philosophe s’esquivant au moment où l’on va lire ton nom est d’un comique de haut goût.

Si je n’ai pas répondu plus tôt à ta lettre dolente et découragée, c’est que j’ai été dans un grand accès de travail. Avant-hier, je me suis couché à 5 heures du matin et hier à 3 heures. Depuis lundi dernier j’ai laissé de côté toute autre chose, et j’ai exclusivement toute la semaine pioché ma Bovary, ennuyé de ne pas avancer. Je suis maintenant arrivé à mon bal que je commence lundi. J’espère que ça ira mieux. J’ai fait, depuis que tu ne m’as vu, 25 pages net (25 pages en six semaines). Elles ont été dures à rouler. Je les lirai demain à Bouilhet. Quant à moi, je les ai tellement travaillées, recopiées, changées, maniées, que pour le moment je n’y vois que du feu. Je crois pourtant qu’elles se tiennent debout. Tu me parles de tes découragements : si tu pouvais voir les miens ! Je ne sais pas comment quelquefois les bras ne me tombent pas du corps, de fatigue, et comment ma tête ne s’en va pas en bouillie. Je mène une vie âpre, déserte de toute joie extérieure et où je n’ai rien pour me soutenir qu’une espèce de rage permanente, qui pleure quelquefois d’impuissance, mais qui est continuelle. J’aime mon travail d’un amour frénétique et perverti, comme un ascète le cilice qui lui gratte le ventre. Quelquefois, quand je me trouve vide, quand l’expression se refuse, quand, après [avoir] griffonné de longues pages, je découvre n’avoir pas fait une phrase, je tombe sur mon divan et j’y reste hébété dans un marais intérieur d’ennui.

Je me hais et je m’accuse de cette démence d’orgueil qui me fait haleter après la chimère. Un quart d’heure après, tout est changé ; le cœur me bat de joie. Mercredi dernier, j’ai été obligé de me lever pour aller chercher mon mouchoir de poche ; les larmes me coulaient sur la figure. Je m’étais attendri moi-même en écrivant, je jouissais délicieusement, et de l’émotion de mon idée, et de la phrase qui la rendait, et de la satisfaction de l’avoir trouvée. Du moins je crois qu’il y avait de tout cela dans cette émotion où les nerfs, après tout, avaient plus de place que le reste. Il y en a, dans cet ordre, de plus élevées ; ce sont celles où l’élément sensible n’est pour rien. Elles dépassent alors la vertu en beauté morale, tant elles sont indépendantes de toute personnalité, de toute relation humaine. J’ai entrevu quelquefois (dans mes grands jours de soleil), à la lueur d’un enthousiasme qui faisait frissonner ma peau du talon à la racine des cheveux, un état de l’âme ainsi supérieur à la vie, pour qui la gloire ne serait rien, et le bonheur même inutile. Si tout ce qui vous entoure, au lieu de former de sa nature une conjuration permanente pour vous asphyxier dans les bourbiers, vous entretenait au contraire dans un régime sain, qui sait alors s’il n’y aurait pas moyen de retrouver pour l’esthétique ce que le stoïcisme avait inventé pour la morale ? L’art grec n’était pas un art ; c’était la constitution radicale de tout un peuple, de toute une race, du pays même. Les montagnes y avaient des lignes tout autres et étaient de marbre pour les sculpteurs, etc.

Le temps est passé du Beau. L’humanité, quitte à y revenir, n’en a que faire pour le quart d’heure. Plus il ira, plus l’Art sera scientifique, de même que la science deviendra artistique. Tous deux se rejoindront au sommet après s’être séparés à la base. Aucune pensée humaine ne peut prévoir maintenant à quels éblouissants soleils écloreront les œuvres de l’avenir. En attendant, nous sommes dans un corridor plein d’ombre ; nous tâtonnons dans les ténèbres. Nous manquons de levier ; la terre nous glisse sous les pieds ; le point d’appui nous fait défaut à tous, littérateurs et écrivailleurs que nous sommes. À quoi ça sert-il ? À quel besoin répond ce bavardage ? De la foule à nous, aucun lien. Tant pis pour la foule, tant pis pour nous surtout. Mais comme chaque chose a sa raison, et que la fantaisie d’un individu me paraît tout aussi légitime que l’appétit d’un million d’hommes, et qu’elle peut tenir autant de place dans le monde, il faut, abstraction faite des choses et indépendamment de l’humanité qui nous renie, vivre pour sa vocation, monter dans sa tour d’ivoire et là, comme une bayadère dans ses parfums, rester seuls dans nos rêves. J’ai parfois de grands ennuis, de grands vides, des doutes qui me ricanent à la figure au milieu de mes satisfactions les plus naïves. Eh bien ! je n’échangerais tout cela pour rien, parce qu’il me semble, en ma conscience, que j’accomplis mon devoir, que j’obéis à une fatalité supérieure, que je fais le Bien, que je suis dans le Juste.

Causons un peu de Graziella. C’est un ouvrage médiocre, quoique la meilleure chose que Lamartine ait faite en prose. Il y a de jolis détails : le vieux pêcheur couché sur le dos avec les hirondelles qui rasent ses tempes, Gr[aziella] attachant son amulette au lit, travaillant au corail, deux ou trois psychiques belles comparaisons de la nature, telles qu’un éclair par intervalles qui ressemble à un clignement d’œil : voilà à peu près tout. Et d’abord, pour parler clair, la baise-t-il ou ne la baise-t-il pas ? Ce ne sont pas des êtres humains, mais des mannequins. Que c’est beau, ces histoires d’amour où la chose principale est tellement entourée de mystère que l’on ne sait à quoi s’en tenir, l’union sexuelle étant reléguée systématiquement dans l’ombre comme boire, manger, pisser, etc. ! Le parti pris m’agace. Voilà un gaillard qui vit continuellement avec une femme qui l’aime et qu’il aime, et jamais un désir ! Pas un nuage impur ne vient obscurcir ce lac bleuâtre ! Ô hypocrite ! S’il avait raconté l’histoire vraie, que c’eût été plus beau ! Mais la vérité demande des mâles plus velus que M. de Lamartine. Il est plus facile en effet de dessiner un ange qu’une femme : les ailes cachent la bosse. Autre chose : c’est dans un désespoir qu’il visite Pompéi, le Vésuve, etc., ce qui était une manière bien intelligente de s’instruire, par parenthèse. Et là, pas un mot d’émotion, tandis que nous avons passé au commencement par l’éloge de Saint-Pierre de Rome, œuvre glaciale et déclamatoire, mais qu’il faut admirer. C’est dans l’ordre ; c’est une idée reçue. Rien dans ce livre ne vous prend aux entrailles. Il y aurait eu moyen de faire pleurer avec Cecco, le cousin dédaigné. Mais non. Et à la fin aucun arrachement ; par exemple, l’exaltation intentionnelle de la simplicité (des classes pauvres, etc.) au détriment du brillant des classes aisées, l’ennui des grandes villes.

Mais c’est que Naples n’est pas ennuyeux du tout. Il y a de charmantes femelles, et pas cher. Le sieur de Lamartine tout le premier en profitait, et celles-là sont aussi poétiques dans la rue de Tolède que sur la Margellina. Mais non ; il faut faire du convenu, du faux. Il faut que les dames vous lisent. Ah mensonge ! mensonge ! Que tu es bête !

Il y aurait eu moyen de faire un beau livre avec cette histoire, en nous montrant ce qui s’est sans doute passé : un jeune homme à Naples, par hasard, au milieu de ses autres distractions, couchant avec la fille d’un pêcheur et l’envoyant promener ensuite, laquelle ne meurt pas, mais se console, ce qui est plus ordinaire et plus amer. (La fin de Candide est ainsi pour moi la preuve criante d’un génie de premier ordre. La griffe du lion est marquée dans cette conclusion tranquille, bête comme la vie.) Cela eût exigé une indépendance de personnalité que Lamartine n’a pas, ce coup d’œil médical de la vie, cette vue du Vrai, enfin, qui est le seul moyen d’arriver à de grands effets d’émotion. À propos d’émotion, un dernier mot : avant la pièce de vers finale, il a eu soin de nous dire qu’il l’a écrite tout d’une seule haleine et en pleurant. Quel joli procédé poétique ! Oui, je le répète, il y avait là de quoi faire un beau livre, pourtant.

Je suis bien de l’avis du Philosophe relativement aux vers de Gautier. Ils sont très faibles, et l’ignorance des gens de lettres est monstrueuse. Melaenis a paru une œuvre érudite : il n’y a pas un bachelier qui ne devrait savoir tout cela ! Mais est-ce qu’on lit, est-ce qu’on a le temps ? Qu’est-ce que ça leur fait ? On patauge à tort et à travers. On est loué par ses amis, on perd la tête, on s’enfonce dans une obésité de l’esprit que l’on prend pour de la santé ! C’était pourtant un homme né, ce bon Gautier, et fait pour être un artiste exquis. Mais le journalisme, le courant commun, la misère (non, ne calomnions pas ce lait des forts), le putinage d’esprit plutôt, car c’est cela, l’ont abaissé souvent au niveau de ses confrères. Ah ! que je serais content si une plume grave comme celle du Philosophe, qui est un homme sévère (de style), leur donnait un jour une bonne fessée, à tous ces charmants messieurs !

Je reviens à Graziella. Il y a un paragraphe d’une grande page tout en infinitifs « se lever matin, etc. ». L’homme qui adopte de pareilles tournures a l’oreille fausse ; ce n’est pas un écrivain. Jamais de ces vieilles phrases à muscles saillants, cambrés, et dont le talon sonne. J’en conçois pourtant un, moi, un style : un style qui serait beau, que quelqu’un fera à quelque jour, dans dix ans ou dans dix siècles, et qui serait rythmé comme le vers, précis comme le langage des sciences, et avec des ondulations, des ronflements de violoncelle, des aigrettes de feu ; un style qui vous entrerait dans l’idée comme un coup de stylet, et où votre pensée enfin voguerait sur des surfaces lisses, comme lorsqu’on file dans un canot avec bon vent arrière. La prose est née d’hier ; voilà ce qu’il faut se dire. Le vers est la forme par excellence des littératures anciennes. Toutes les combinaisons prosodiques ont été faites ; mais celles de la prose, tant s’en faut.

Les histoires de Mm R… me délectent et la figure du capitaine[1] est splendide. Quel homme que ce capitaine ! Tu m’as envoyé un morceau de dialogue qui m’a fait un effet analogue à quelques-uns de Molière ; c’était carré et lyrique tout ensemble. Pauvre petite femme ! Quelle tristesse ensuite quand elle s’apercevra que son cher ami n’est qu’un sot ! Que j’aurais voulu assister à la visite dans la chambre et voir toutes les cérémonies réciproques ! Tu sens bien cela, toi ; tu devrais porter ton attention littéraire sur ce genre d’aspects humains. Tu as un côté de l’esprit fin, délié et perspicace, relativement au comique, que tu ne cultives pas assez, de même qu’un autre, sanguin, gueulard, passionné et débordant quelquefois, auquel il faut mettre un corset et qu’il faut durcir du dedans.

Tu me dis que je t’ai envoyé des réflexions curieuses sur les femmes, et qu’elles sont peu libres d’elles (les femmes). Cela est vrai ; on leur apprend tant à mentir, on leur conte tant de mensonges ! Personne ne se trouve jamais à même de leur dire la vérité, et quand on a le malheur d’être sincère, elles s’exaspèrent contre cette étrangeté ! Ce que je leur reproche surtout, c’est leur besoin de poétisation. Un homme aimera sa lingère et il saura qu’elle est bête, qu’il n’en jouira pas moins. Mais si une femme aime un goujat, c’est un génie méconnu, une âme d’élite, etc., si bien que, par cette disposition naturelle à loucher, elles ne voient pas le vrai quand il se rencontre, ni la beauté là où elle se trouve. Cette infériorité (qui est, au point de vue de l’amour en soi, une supériorité) est la cause des déceptions dont elles se plaignent tant ! Demander des oranges aux pommiers leur est une maladie commune.

Maximes détachées : Elles ne sont pas franches avec elles-mêmes ; elles ne s’avouent pas leurs sens ; elles prennent leur cul pour leur cœur et croient que la lune est faite pour éclairer leur boudoir.

Le cynisme, qui est l’ironie du vice, leur manque ; ou, quand elles l’ont, est une affectation.

La courtisane est un mythe. Jamais une femme n’a inventé une débauche.

Leur cœur est un piano où l’homme, artiste égoïste, se complaît à jouer des airs qui le font briller, et toutes les touches parlent. Vis-à-vis de l’amour en effet, la femme n’a pas d’arrière-boutique : elle ne garde rien à part pour elle comme nous autres qui, dans toutes nos générosités de sentiment, réservons néanmoins toujours in petto un petit magot pour notre usage exclusif.

Assez de réflexions morales. Causons de nous deux un peu. Et d’abord ta santé. Qu’est-ce que tu as donc ?

Plût à Dieu que le dire de Pradier sur ma calvitie fût vrai ! (ils repousseraient). Mais je crois qu’elle n’a pas cet avantage d’avoir eu une cause aussi gaillarde ; non que je veuille me faire passer pour un invaincu comme dirait Corneille. J’ai eu des lacs de Trasimène. Mais il n’y a que moi qui peux le dire, tant la République a été complètement rétablie. Depuis trois semaines surtout, mes pauvres cheveux tombent comme des convictions politiques. Je ne sais si l’eau Taburel les faisait (sic) tenir. Tu peux m’en envoyer encore deux bouteilles pour essayer.

Tu mettras dans le paquet la Bretagne, si tu veux ; ou garde-la, ça m’est égal.

Que je te dise des tendresses, me demandes-tu. Je ne t’en dis pas, mais j’en pense. Chaque fois que ta pensée me vient à l’esprit, elle est accompagnée de douceur.

Mes voyages à Paris, qui n’ont plus que toi pour attrait, sont dans ma vie comme des oasis où je vais boire et secouer sur tes genoux la poussière de mon travail. En ma pensée, ils chatoient dans le lointain, baignés d’une lumière joyeuse. Si je ne les renouvelle pas plus souvent, c’est par sagesse et [parce] qu’ils me dérangent trop. Mais prends patience ; tu m’auras plus tard plus longuement.

Dans un an ou 18 mois, je prendrai un logement à Paris. J’irai plus souvent et dans l’année y passerai plusieurs mois de suite. Quant à présent, j’irai quand ma première partie sera finie, je ne sais quand, pas avant un grand mois ; j’y passerai huit jours. Nous serons heureux, tu verras. Et puis, comment ne t’aimerais-je pas, pauvre chère femme ? Tu m’aimes tant, toi ! Ton amour est si bon, si aveugle ! Tu me dis des choses si flatteuses ! et qui ne sont pas pour me flatter cependant. Si c’est la vérité qui parle en toi, si plus tard les autres reconnaissent ce que tu y trouves, je me souviendrai de tes prédictions avec orgueil. Si au contraire je reste dans l’ombre, et bien tu auras été un grand rayon dans ce cachot, un hymne dans cette solitude.

Loin de toi, je suis ta vie, va ; je la devine, je la vois et j’entends souvent, dans mon oreille, le bruit de tes pas sur ton parquet.

D’ici je regarde maintenant ta tête penchée sur ta petite table ronde où tu écris, et ta lampe qui brûle. Henriette te parle à travers la cloison. Je sens sous mes doigts ta peau si fine et ta taille abandonnée sur mon bras gauche.

Je n’ai pas eu beaucoup de voluptés dans ma vie (si j’en ai beaucoup souhaité). Tu m’en as donné quelques-unes. Et je n’ai pas eu non plus beaucoup d’amours (heureux surtout) et je sens pour toi quelque chose de plus calme, mais de tout aussi profond, de sorte que tu es la meilleure affection que j’aie eue. Elle se tient sur moi avec un grand balancier.

J’ai été bousculé de passions dans ma jeunesse. C’était comme une cour de messageries où l’on est embarrassé par les voitures et les portefaix : c’est pour cela que mon cœur en a gardé un air ahuri.

Je me sens vieux là-dessus. Ce que j’ai usé d’énergie dans ces tristesses ne peut être mesuré par personne. Je me demande souvent quel homme je serais si ma vie avait été extérieure au lieu d’être intérieure ; ce qu’il serait advenu si ce que j’ai voulu autrefois je l’eusse possédé…

Il n’y a qu’en province et dans le milieu littéraire où je nageais que ces concentrations soient possibles. Les jeunes gens de Paris ignorent tout cela.

Ô dortoirs de mon collège, vous aviez des mélancolies plus vastes que celles que j’ai trouvées au désert !

Adieu, voilà minuit passé. Mille baisers. Hein quelle lettre ! En ai-je barbouillé de ce papier !

Je t’embrasse partout.

À toi. Ton G.

  1. D’Arpentigny. Voir lettre no 306, p. 360.