Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0317

Louis Conard (Volume 2p. 390-393).

317. À LOUISE COLET.
Croisset, jeudi, 4 heures du soir [15 avril 1852.]

Je t’écris avec grand’peine, car j’ai depuis hier matin un rhumatisme dans l’épaule droite qui ne va qu’en empirant d’heure en heure. Ce sont les pluies de la Grèce, les neiges du Parnasse et toute l’eau qui m’a ruisselé sur le corps dans le sacré vallon qui se font ainsi souvenir d’elles. Je souffre raisonnablement et suis pas mal irrité.

Si Madame R… trouve bonne ta comédie, tant pis pour elle (Mme R…) ; ou elle manque de goût, ou elle te trompe par politesse, à moins que je ne sois aveugle complètement.

Moi, j’ai trouvé la chose ennuyeuse, démesurée, et surtout le personnage de la grand’mère des plus maladroits, toute considération littéraire mise à part.

Pendant deux hivers de suite, à Rouen, 1847 et 1848, tous les soirs, trois fois (sic) par semaine, nous faisions à nous deux Bouilhet des scénarios, travail qui assommait, mais que nous nous étions jurés d’accomplir. Nous avons ainsi une douzaine, et plus, de drames, comédies, opéras-comiques, etc., écrits acte par acte, scène par scène, et quoique je ne me croie nullement propre au théâtre, il me semble que la charpente de ta pièce est malhabile. Cette grand’mère écoutant sans bouger est une ficelle trop cynique. Je crois être dans le vrai, ma pauvre chérie. Tant mieux si mes coups d’étrivières t’excitent ; tant pis (pour moi) s’ils sont donnés intempestivement. Le travail remarche un peu. Me voilà à la fin revenu du dérangement que m’a causé mon petit voyage à Paris. Ma vie est si plate qu’un grain de sable la trouble. Il faut que je sois dans une immobilité complète d’existence pour pouvoir écrire. Je pense mieux couché sur le dos et les yeux fermés. Le moindre bruit se répète en moi avec des échos prolongés qui sont longtemps avant de mourir. Et plus je vais, plus cette infirmité se développe. Quelque chose, de plus en plus, s’épaissit en moi, qui a peine à couler. Quand mon roman sera fini, dans un an, je t’apporterai mon manuscrit complet par curiosité. Tu verras par quelle mécanique compliquée j’arrive à faire une phrase.

L’histoire de Mme R… m’a réjoui profondément (l’infortuné n’en sait rien encore ; il est à Cany au sein de ses Lares. Voilà fort longtemps que je ne l’ai vu ; je le régalerai de la chose dimanche). Tu me dis que, si tu étais homme, tu serais indigné de voir une femme te préférer une médiocrité. Ô femme, ô femme poète ! que tu sais peu le cœur des mâles ! On n’a pas dix-huit ans, que l’on a déjà éprouvé en cette matière tant de renfoncements que l’on y est devenu insensible. On traite les femmes comme nous traitons le public, avec beaucoup de déférence extérieure et un souverain mépris en dedans. L’amour humilié se fait orgueil libertin. Je crois que le succès auprès des femmes est généralement une marque de médiocrité, et c’est celui-là pourtant que nous envions tous et qui couronne les autres. Mais on n’en veut pas convenir, et comme on considère très au-dessous de soi les objets de leur préférence, on arrive à cette conviction qu’elles sont stupides, ce qui n’est pas. Nous jugeons à notre point de vue, elles au leur. La beauté n’est pas pour la femme ce qu’elle est pour l’homme. On ne s’entendra jamais là-dessus, ni [sur] l’esprit, ni [sur] le sentiment, etc.

Je me suis trouvé une fois avec plusieurs drôles (assez vieux) dans un lieu infâme. Tous certes étaient plus laids que moi, et celui à qui ces dames firent meilleure mine était franchement vilain (explique-moi ça, ô Aristote !). Et il n’est pas question ici de dons de l’âme, poésie de langage ou force d’idées, mais du corps, de ce qui est appréciable à l’œil et au reniflement des sens. Interroge n’importe quel ex-bel homme et demande-lui si, couché quelquefois avec une femme, il en a jamais trouvé qui se soient extasiées sur les lignes de son bras ou les muscles de sa poitrine. Quel abîme que tout cela ! Et qu’importe le vase ? C’est l’ivresse qui est belle (il y a là-dessus un beau vers[1] dans Melaenis). L’important, c’est de l’avoir.

Qu’elle s’amuse avec son beau Enault, cette pauvre petite mère R…, qu’elle jouisse, triple jouisse, et fasse monter au gars R… des cornes grandes comme des cèdres, tant mieux !

La contemplation de certains bonheurs dégoûte du bonheur : quel orgueil ! C’est quand on est jeune surtout que la vue des félicités vulgaires vous donne la nausée de la vie : on aime mieux crever de faim de se que gorger de pain noir. Il y a bien des vertus qui n’ont pas d’autre origine. J’ai vu dans ta lettre le père d’Arpentigny jetant sur ta couche un regard d’arpenteur géomètre, estimant à vue de nez combien elle contenait d’hectares de plaisir. M’étais-je trompé ? Eh ! eh ! Et le petit Simon que j’accusais, il y a quatre mois, d’aspirer au teton, comme le nez du père Aubry à la tombe ; m’étais-je trompé ? Quel grand moraliste je fais !

Quitte à renouveler tes inquiétudes, je t’annonce que je vais encore aller à Rouen ce soir, dîner chez mon frère. Depuis que ma mère a fait réparer son billard, ils sont d’une grande tendresse et viennent ici tous les dimanches, jusqu’à ce que quelque autre caprice les en écarte.

Et le prix ? Quand saurai-je la solution ?

Adieu, mon pauvre cher cœur.

D’où vient donc ta fièvre ? Est-ce que c’est régulier ! Prends du (sic) quinine.

Mille baisers sur tes yeux.


  1. « Qu’importe le berceau, quand l’Olympe est vermeille, » Melaenis, chant 1er , p. 150, éd. Lemerre.