Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0320
Le sonnet sera excellent avec deux ou trois petites corrections.
Quel odorant bien-être !
Son chant me berce et me pénètre, etc.
Du reste l’inspiration est bonne. J’ai reçu la boîte. Bouilhet a le drame. Merci de l’eau Taburel. Tu as dû recevoir des confitures et du sucre de pomme pour Henriette.
Je suis bien aise que tu sois de mon avis relativement aux corrections. Change les terminaisons en IN et AVE, crois-moi.
À propos de d’Herbin, ton mariage avec lui a été annoncé mercredi dernier dans le Nouvelliste, journal de Rouen. Sais-tu cela ?
Cette rectitude de cœur dont tu parles n’est que la même justesse d’esprit que je porte, je crois, dans les questions d’Art. Je n’adopte pas, quant à moi, toutes ces distinctions de cœur, d’esprit, de forme, de fond, d’âme ou de corps : tout est lié dans l’homme. Il fut un temps où tu me regardais comme un égoïste jaloux qui se plaisait dans la rumination perpétuelle de sa propre personnalité. C’est là ce que croient ceux qui voient la surface. Il en est de même de cet orgueil qui révolte tant les autres et que payent pourtant de si grandes misères. Personne plus que moi n’a, au contraire, aspiré les autres. J’ai été humer des fumiers inconnus, j’ai eu compassion de bien des choses où ne s’attendrissaient pas les gens sensibles. Si la Bovary vaut quelque chose, ce livre ne manquera pas de cœur. L’ironie pourtant me semble dominer la vie. D’où vient que, quand je pleurais, j’ai été souvent me regarder dans la glace pour me voir ? Cette disposition à planer sur soi-même est peut-être la source de toute vertu. Elle vous enlève à la personnalité, loin de vous y retenir. Le comique arrivé à l’extrême, le comique qui ne fait pas rire, le lyrisme dans la blague, est pour moi tout ce qui me fait le plus envie comme écrivain. Les deux éléments humains sont là. Le Malade imaginaire descend plus loin dans les mondes intérieurs que tous les Agamemnons. Le « N’y aurait-il pas du danger à parler de toutes ces maladies ? » vaut le « Qu’il mourût ! »
Mais que l’on fasse jamais comprendre cela aux pédants ! C’est une chose drôle, du reste, comme je sens bien le comique en tant qu’homme et comme ma plume s’y refuse ! J’y converge de plus en plus à mesure que je deviens moins gai, car c’est là la dernière des tristesses. J’ai des idées de théâtre depuis quelque temps et l’esquisse incertaine d’un grand roman métaphysique, fantastique et gueulard, qui m’est tombé dans la tête il y a une quinzaine de jours. Si je m’y mets dans cinq ou six ans, que [se] passera-t-il depuis cette minute où je t’écris jusqu’à celle où l’encre se séchera sur la dernière rature ? Du train dont je vais, je n’aurai fini la Bovary [que] dans un an. Peu m’importe six mois de plus ou de moins ! Mais la vie est courte. Ce qui m’écrase parfois, c’est quand je pense à tout ce que je voudrais faire avant de crever, qu’il y a déjà quinze ans que je travaille sans relâche d’une façon âpre et continue, et que je n’aurai jamais le temps de me donner à moi-même l’idée de ce que je voulais faire.
J’ai lu dernièrement tout l’Enfer de Dante (en français). Cela a de grandes allures, mais que c’est loin des poètes universels qui n’ont pas chanté, eux, leur haine de village, de caste ou de famille ! Pas de plan ! Que de répétitions ! Un souffle immense par moments ; mais Dante est, je crois, comme beaucoup de belles choses consacrées, Saint-Pierre de Rome entre autres, qui ne lui ressemble guère, par parenthèse. On n’ose pas dire que ça vous embête. Cette œuvre a été faite pour un temps et non pour tous les temps ; elle en porte le cachet. Tant pis pour nous qui l’entendons moins ; tant pis pour elle qui ne se fait pas comprendre !
Je viens de lire quatre volumes des Mémoires d’outre-tombe. Cela dépasse sa réputation. Personne n’a été impartial pour Chateaubriand, tous les partis lui en ont voulu. Il y aurait une belle critique à faire sur ses œuvres. Quel homme c’eût été, sans sa poétique ! Comme elle l’a rétréci ! Que de mensonges, de petitesses ! Dans Gœthe il ne voit que Werther, qui n’est qu’une des mansardes de cet immense génie. Chateaubriand est comme Voltaire. Ils ont fait (artistiquement) tout ce qu’ils ont pu pour gâter les plus admirables facultés que le bon Dieu leur avait données. Sans Racine, Voltaire eût été un grand poète, et sans Fénelon, qu’eût fait l’homme qui a écrit Velléda et René ! Napoléon était comme eux : sans Louis XIV, sans ce fantôme de monarchie qui l’obsédait, nous n’aurions pas eu le galvanisme d’une société déjà cadavre. Ce qui fait les figures de l’antiquité si belles, c’est qu’elles étaient originales : tout est là, tirer de soi. Maintenant par combien d’étude il faut passer pour se dégager des livres, et qu’il en faut lire ! Il faut boire des océans et les repisser.
Puisque tu admires tant la belle périphrase du père de Pongerville, « le tapis qu’à grands frais Babylone a tissé », je pourrai t’apporter un acte d’une tragédie que nous avions commencée il y a cinq ans, Bouilhet et moi, sur La Découverte de la vaccine[1], où tout est de ce calibre, et mieux. J’avais à cette époque beaucoup étudié le théâtre de Voltaire que j’ai analysé, scène par scène, d’un bout à l’autre. Nous faisions des scénarios, nous lisions quelquefois, pour nous faire rire, des tragédies de Marmontel, et ç’a été une excellente étude. Il faut lire le mauvais et le sublime, pas de médiocre. Je t’assure que, comme style, les gens que je déteste le plus m’ont peut-être plus servi les autres. Que dis-tu de ceci pour dire un bonnet grec :
Pour sa tête si chère
Le commode ornement dont la Grèce est la mère,
et pour dire noblement qu’une femme gravée de la petite vérole ressemble à une écumoire :
D’une vierge par lui (le fléau), j’ai vu le doux visage,
Horrible désormais, nous présenter l’image
De ce meuble vulgaire, en mille endroits percé,
Dont se sert la matrone en son zèle empressé,
Lorsqu’aux bords onctueux de l’argile écumante
Frémit le suc des chairs en sa mousse bouillante.
Voilà de la poésie, ou je ne m’y connais pas, et dans les règles encore !
J’éprouve le besoin de faire encore deux citations.
Une demoiselle parle à sa confidente de ses chagrins d’amour :
Et d’un secours furtif aidant la volupté
Je goûte avec moi-même un bonheur emprunté.
La confidente répond qu’elle connaît cela et ajoute :
et les hommes aussi
Par un moyen semblable apaisent leur souci.
Le lettre de la mère Hugo est très gentille. Je te la renvoie. Elle m’a causé une impression très profonde, et à Bouilhet aussi. Nous connaissons ici un jeune homme qui nourrit pour elle un amour mystique depuis l’exposition de son portrait par L. Boulanger, il y a une douzaine d’années au moins. Se doute-t-elle peu de cela, cette femme qui vit à Paris, qu’il n’a jamais vue, qu’elle n’a jamais vu ? Chaque chose est un infini ; le plus petit caillou arrête la pensée tout comme l’idée de Dieu. Entre deux cœurs qui battent l’un sur l’autre, il y des a abîmes ; le néant est entre eux, toute la vie et le reste. L’âme a beau faire, elle ne brise pas sa solitude, elle marche avec lui. On se sent fourmi dans un désert et perdu, perdu. À propos de quoi donc tout cela ? Ah ! à propos du portrait de madame Hugo. C’est bien drôle, n’est-ce pas ? J’ai été une fois chez elle, en 1845, en revenant de Besançon, où la marraine d’Hugo m’avait fait voir la chambre où il est né. Cette vieille dame m’avait chargé d’aller porter de ses nouvelles à la famille Hugo. Madame m’a reçu médiocrement. Le grand Hippolyte Lucas est arrivé, et je me suis retiré au bout de six minutes que j’étais assis.
Bouilhet va se mettre à son drame[2]. Au mois d’octobre, il ira habiter Paris. Lui parti, je serai seul ; là commencera ma vieillesse. Tout ce que je connais de la capitale ne me donne pas envie d’y vivre. Paris m’ennuie ; on y bavarde trop pour moi. La tentative de séjour que j’y ferai, les quelques mois que j’y passerai pendant deux ou trois hivers m’en détourneront peut-être pour toujours. Je reviendrai dans mon trou et j’y mourrai, sans sortir, moi qui me serai tant promené en idée. Ah, je voudrais bien aller aux Indes et au Japon ! Quand la possibilité m’en viendra, je n’aurai peut-être ni argent ni santé. Physiquement d’ailleurs je me recoquille (sic) de plus en plus. La vue de ma bûche qui brûle me fait autant de plaisir qu’un paysage. J’ai toujours vécu sans distractions ; il m’en faudrait de grandes. Je suis né avec un tas de vices qui n’ont jamais mis le nez à la fenêtre. J’aime le vin ; je ne bois pas. Je suis joueur et je n’ai jamais touché une carte. La débauche me plaît et je vis comme un moine. Je suis mystique au fond et je ne crois à rien.
Mais je t’aime, mon pauvre cœur, et je t’embrasse… rarement ! Si je te voyais tous les jours, peut-être t’aimerais-je moins ; mais non, c’est pour longtemps encore. Tu vis dans l’arrière-boutique de mon cœur et tu sors le dimanche. Adieu, mille baisers sur ta poitrine.