Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0312

Louis Conard (Volume 2p. 372-377).

312. À LOUISE COLET.
[Croisset] Nuit de samedi, 1 heure [20-21 mars 1852]

J’ai été d’abord deux jours sans rien faire, fort ennuyé, fort désœuvré, très endormi. Puis j’ai remonté mon horloge à tour de bras, et ma vie maintenant a repris le tic tac de son balancier. J’ai rempoigné cet éternel grec, dont je viendrai à bout dans quelques mois, car je me le suis juré, et mon roman qui sera fini Dieu sait quand ! Il n’y a rien d’effrayant et de consolant à la fois comme une œuvre longue devant soi. On a tant de blocs à remuer et de si bonnes heures à passer ! Pour le moment je suis dans les rêves de jeune fille jusqu’au cou. Je suis presque fâché que tu m’aies conseillé de lire les mémoires de Mme Lafarge[1], car je vais probablement suivre ton avis et j’ai peur d’être entraîné plus loin que je ne veux. Toute la valeur de mon livre, s’il en a une, sera d’avoir su marcher droit sur un cheveu, suspendu entre le double abîme du lyrisme et du vulgaire (que je veux fondre dans une analyse narrative). Quand je pense à ce que cela peut être, j’en ai des éblouissements. Mais lorsque je songe ensuite que tant de beauté m’est confiée, à moi, j’ai des coliques d’épouvante, à fuir me cacher n’importe où. Je travaille comme un mulet depuis quinze longues années. J’ai vécu toute ma vie dans cet entêtement de maniaque, à l’exclusion de mes autres passions que j’enfermais dans des cages, et que j’allais voir quelquefois seulement pour me distraire, Oh ! si je fais jamais une bonne œuvre, je l’aurai bien gagné. Plût à Dieu que le mot[2] impie de Buffon fût vrai ! Je serais sûr d’être un des premiers.

Il y a aujourd’hui 8 jours à cette heure, je m’en allais de chez toi, […]. Comme le temps passe !

Oui, nous avons été heureux, pauvre chère femme, et je t’aime de toutes sortes de façons.

Tu as fait vis-à-vis de Bouilhet quelque chose qui m’a été au cœur. C’était bien bon (et bien habile !). Ç’aura été son premier succès, à ce pauvre Bouilhet. Il se rappellera cette petite soirée[3] toute sa vie. Ma muse intérieure t’en bénit et envoie à ton âme son plus tendre baiser. Non, je ne t’oublierai pas, quoi qu’il advienne, et je reviendrai à ton affection à travers toutes les autres. Tu seras un carrefour, un point d’intersection de plusieurs entre-croisements (je tombe dans le Sainte-Beuve ; sautons). Et d’ailleurs, est-ce qu’on oublie quelque chose, est-ce que rien se passe, est-ce qu’on peut se détacher de quoi que ce soit ? Les natures les plus légères elles-mêmes, si elles pouvaient réfléchir un moment, seraient étonnées de tout ce qu’elles ont conservé de leur passé. Il y a des constructions souterraines à tout. Ce n’est qu’une question de surface et de profondeur. Sondez et vous trouverez. Pourquoi a-t-on cette manie de nier, de conspuer son passé, de rougir d’hier et de vouloir toujours que la religion nouvelle efface les anciennes ? Quant à moi, je jure, devant toi que j’aime, que j’aime encore tout ce que j’ai aimé, et que, quand j’en aimerais une autre, je t’aimerai toujours. Le cœur dans ses affections, comme l’humanité dans ses idées, s’étend sans cesse en cercles plus élargis. De même que je regardais, il y a quelques jours, mes petits livres d’enfant dont je me rappelais nettement toutes les images, quand je regarde mes années disparues, j’y retrouve tout. Je n’ai rien arraché, rien perdu. On m’a quitté, je n’ai rien délaissé. Successivement j’ai eu des amitiés vivaces qui se sont dénouées les unes après les autres. Ils ne se souviennent plus de moi ; je me souviens toujours. C’est la complexion de mon esprit, dont l’écorce est dure. J’ai les nerfs enthousiastes avec le cœur lent ; mais peu à peu la vibration descend et elle reste au fond.

Avant-hier au soir, on m’a remis un petit paquet enveloppé dans de la toile cirée et qui avait été adressé chez mon frère. C’était un carré de filet de coton pour servir de housse à un fauteuil. J’ai cru reconnaître l’écriture d’Henriette Collier sur l’adresse ; mais pas de lettre, pas d’avis, rien, et aucune nouvelle.

Il paraît donc que les femmes s’occupent de moi. Je vais devenir fat. Mme Didier elle-même trouve que j’ai l’air distingué. Est-ce que je serais digne par hasard de figurer dans les brillantes sociétés où va Du Camp ?

Caroline de Lichtfield[4] est très pénible à lire. J’ai vu ce que c’était et m’arrête avant la fin du 1er volume.

J’ai lu la moitié de celui du sieur d’Arpentigny. C’est curieux et fort spirituel en certaines parties. Veux-tu que je t’écrive, pour nous amuser, une lettre officielle sur son bouquin, où je ferai des remarques ? J’ai envie de m’en faire un ami, de ce pauvre père d’Arpentigny. Je ne sais pourquoi, mais je crois qu’il se divertit intérieurement sur notre compte et qu’il m’envie ma place.

[…] À propos d’excitations, Bouilhet l’est tout à fait (excité) par Madame R… Demain je verrai le fameux sonnet. Nous causerons aussi de l’article et de tout ce qu’il y a à faire. N’oublie [pas] de nous écrire distinctement les noms des deux particuliers de la Presse à qui il faut envoyer des Melaenis.

Quant à la Bretagne, je ne serais pas fâché que Gautier la lût maintenant. Mais si tu es tout entière à ta comédie, restes-y ; c’est plus important. Pioche ferme. Si je t’avais seulement sous mes yeux pendant quatre mois de suite, bien libre de toute autre chose, tu verrais comme je te ferais travailler, et comme il faut peu de chose pour changer le médiocre en bon et le bon en excellent.

En tous cas n’envoie la Bretagne à Gautier (et non Gauthier) que quand tu l’auras lue, et avertis-moi. Je t’enverrai un petit mot à mettre dans le paquet.

Adieu, je vais me coucher ; à demain. Ô ! Dieu des songes, fais-moi rêver ma Dulcinée ! As-tu remarqué quelquefois le peu d’empire de la volonté sur les rêves, comme il est libre, l’esprit, dans le sommeil, et où il va ?


Dimanche.

J’ai écrit à Pradier pour le concours[5] dès lundi dernier. Quant à Sénard, je le connais trop peu pour lui rien recommander. Je ne l’ai vu que deux fois et dans des visites payées, pour les affaires de mon beau-frère. Je connais ses gendres, mais les ricochets n’iraient pas jusque-là.

Je crois du reste qu’il connaît peu d’académiciens. Sa société était celle de l’archevêque de Paris et de Cavaignac, l’année dernière. Quant à Berryer, ils doivent être mal ensemble. Je voudrais bien que tu réussisses. J’y attache une idée superstitieuse, puisque j’y ai travaillé un peu moi-même. Fasse le ciel que je ne t’aie pas porté malheur !

Voici le résultat de notre délibération relativement à ton article. Ces messieurs de là-bas sont évidemment peu gracieux pour nous. Malgré les belles promesses d’articles, etc., rien ou presque rien n’a eu lieu. Gautier, qui en devait faire un dans la Presse, n’en a pas fait et n’en fera pas. Du Camp se doute qu’il se passe entre toi et Bouilhet quelque chose. Ton article, pour lui, viendrait évidemment de nous trois et quoique certainement il n’oserait ostensiblement s’en montrer piqué, il serait choqué que nous ayons fait cela sans lui. Gautier, de son côté, serait médiocrement réjoui de voir l’éloge de Melaenis imprimé à son insu dans son journal avec force citations, car il a dit que Girardin lui défendait de citer des vers. Il faut accepter les blagues telles qu’on vous les donne jusqu’au moment où l’on en a un nombre suffisant pour les ramasser en bloc et vous les rejeter à la figure. Max sera seul cet été à la Revue, sans influence artistique supérieure. Nous verrons ce qu’il fera alors et s’il est complètement perdu pour nous, ce que je pense à peu près. D’ici là, Bouilhet ne veut lui donner aucune prise à rien, qu’il ne puisse articuler aucun grief contre lui, même en dedans, qu’il se croie toujours le patron et le fil conducteur de cette électricité qu’il ne conduit pas du tout. Comprends-tu bien ce que nous voulons dire ? Bouilhet ne sait comment te remercier et s’excuser de refuser ton service. Je me suis chargé d’entortiller la chose de précautions oratoires. Quoique je n’aie pas été d’abord de son avis, je le crois en effet plus prudent et plus fort au fond. Ainsi, attendons jusqu’au bout. Quant à lui, je suis curieux du dénouement et je le présage pitoyable. Merci donc, pauvre chère amie. Nous t’envoyons un tas de baisers de reconnaissance et, me séparant de la dualité, je t’en envoie, tout seul, d’autres d’une autre nature.

À toi.

  1. Heures de Prison, 3 vol.
  2. « Le génie est une longue patience. »
  3. Soirée donnée chez Louise Colet en l’honneur de Bouilhet. Un chant de Melaenis y fut lu par Mme Roger des Genettes.
  4. Caroline de Lichtfeld, ou Mémoires d’une famille prussienne, par Mme de Montolieu, 2 vol. in-12, 1821.
  5. Concours de poésie ouvert par l’Académie Française où Louise Colet présenta son poème.