Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0311

Louis Conard (Volume 2p. 370-371).

310. À LOUISE COLET.
[Croisset] Mercredi, 1 heure de nuit [3 mars 1852].

Laisse donc là toutes tes corrections. La chose est risquée : qu’elle le soit ! Merci, merci, pauvre chère femme, de tout ce que tu m’envoies de tendre. Je suis content de moi, de te voir heureuse à mon endroit ; comme je t’embrasserai la semaine prochaine !

Je viens de relire pour mon roman plusieurs livres d’enfant. Je suis à moitié fou, ce soir, de tout ce qui a passé aujourd’hui devant mes yeux, depuis de vieux keepsakes jusqu’à des récits de naufrages et de flibustiers. J’ai retrouvé des vieilles gravures que j’avais coloriées à sept et huit ans et que je n’avais [pas] revues depuis. Il y a des rochers peints en bleu et des arbres en vert. J’ai reéprouvé devant quelques-unes (un hiverbanage (sic) dans les glaces entre autres) des terreurs que j’avais eues étant petit. Je voudrais je ne sais quoi pour me distraire ; j’ai presque peur de me coucher. Il y a une histoire de matelots hollandais dans la mer glaciale, avec des ours qui les assaillent dans leur cabane (cette image m’empêchait de dormir autrefois), et des pirates chinois qui pillent un temple à idoles d’or. Mes voyages, mes souvenirs d’enfant, tout se colore l’un de l’autre, se met bout à bout, danse avec de prodigieux flamboiements et monte en spirale.

J’ai lu aujourd’hui deux volumes de Bouilly[1] : pauvre humanité ! Que de bêtises lui sont passées par la cervelle depuis qu’elle existe !

Voilà deux jours que je tâche d’entrer dans des rêves de jeunes filles[2] et que je navigue pour cela dans les océans laiteux de la littérature à castels, troubadours à toques de velours à plumes blanches. Fais-moi penser à te parler de cela. Tu peux me donner là-dessus des détails précis qui me manquent. Adieu, à bientôt donc. Si lundi à 10 heures je ne suis pas chez toi, ce sera pour mardi. Mille baisers.


  1. Les Jeunes Femmes. Paris, Janet, 1852.
  2. Madame Bovary, chap. vi.