Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0313

Louis Conard (Volume 2p. 377-382).

313. À LOUISE COLET.
[Croisset] Samedi soir, minuit et demi [27 mars 1852].

Tu aurais pu, chère Louise, te dispenser de te piquer pour ma malheureuse plaisanterie[1] sur d’Arpentigny. Je n’étais pas convaincu qu’elle fût spirituelle, mais je ne me doutais guère qu’elle fût blessante et atroce surtout. Est-ce là ce qui avait rendu ta lettre si triste ?

Tu n’as guère le mot pour rire, si de semblables sottises t’importent. Moi je ris de tout, même de ce que j’aime le mieux. Il n’est pas de choses, faits, sentiments ou gens, sur lesquels je n’aie passé naïvement ma bouffonnerie, comme un rouleau de fer à lustrer les pièces d’étoffes. C’est une bonne méthode. On voit ensuite ce qui en reste. Il est trois fois enraciné dans vous le sentiment que vous y laissez, en plein vent, sans tuteur ni fil de fer, et débarrassé de toutes ces convenances si utiles pour faire tenir debout les pourritures. Est-ce que la parodie même siffle jamais ? Il est bon et il peut même être beau de rire de la vie, pourvu qu’on vive. Il faut se placer au-dessus de tout et placer son esprit au-dessus de soi-même, j’entends la liberté de l’idée, dont je déclare impie toute limite. Si cette longue glose pédantesque ne te satisfait pas, je te demande pardon de ma maladresse et t’embrasse sur tes deux yeux que j’ai peut-être fait pleurer. Pauvre cœur, pourquoi me troubles-tu une si bonne tête ? Et c’est pourtant ce voisin envahissant qui m’a reçu, qui me garde et qui m’admire.

N’importe, tu m’as dit, il y a aujourd’hui quinze jours, sur le Pont-Royal, en allant dîner, un mot qui m’a fait bien plaisir, à savoir que tu t’apercevais qu’il n’y avait rien de plus faible que de mettre en art ses sentiments personnels. Suis cet axiome pas à pas, ligne par ligne. Qu’il soit toujours inébranlable en ta conviction, en disséquant chaque fibre humaine et en cherchant chaque synonyme de mot, et tu verras ! tu verras comme ton horizon s’agrandira, comme ton instrument ronflera et quelle sérénité t’emplira ! Refoulé à l’horizon, ton cœur t’éclairera du fond au lieu de t’éblouir sur le premier plan. Toi disséminée en tous, tes personnages vivront et au lieu d’une éternelle personnalité déclamatoire, qui ne peut même se constituer nettement, faute de détails précis qui lui manquent toujours à cause des travestissements qui la déguisent, on verra dans tes œuvres des foules humaines.

Si tu savais combien de fois j’ai souffert de cela en toi, combien de fois j’ai été blessé de la poétisation de choses que j’aimais mieux à leur état simple ! Quand je t’ai vue pleurer à la lecture des lettres d’amour, faite par Mme R…, toutes mes pudeurs ont rougi. Nous valions mieux l’un et l’autre, et nous sommes là maigrement idéalisés. Qu’est-ce [que] ça intéressera ? À qui ressemble cet homme ? Pourquoi prendre l’éternelle figure insipide du poète qui, plus elle sera ressemblante au type, plus elle se rapprochera d’une abstraction, c’est-à-dire de quelque chose d’anti-artistique, d’anti-plastique, d’anti-humain, d’anti-poétique par conséquent, quelque talent de mots d’ailleurs que l’on y mette. Il y aurait un beau livre à faire sur la littérature probante ; du moment que vous prouvez, vous mentez. Dieu sait le commencement et la fin ; l’homme, le milieu. L’Art, comme Lui dans l’espace, doit rester suspendu dans l’infini, complet en lui-même, indépendant de son producteur. Et puis on se prépare par là, dans la vie et dans l’Art, de terribles mécomptes. Vouloir se chauffer les pieds au soleil, c’est vouloir tomber par terre. Respectons la lyre ; elle n’est pas faite pour un homme, mais pour l’homme.

Me voilà bien humanitaire ce soir, moi que tu accuses de tant de personnalité. Je veux dire que tu t’apercevras bientôt, si tu suis cette voie nouvelle, que tu as acquis tout à coup des siècles de maturité et que tu prendras en pitié l’usage de se chanter soi-même. Cela réussit une fois dans un cri, mais, quelque lyrisme qu’ait Byron par exemple, comme Shakespeare l’écrase à côté avec son impersonnalité surhumaine. Est-ce qu’on sait seulement s’il était triste ou gai ? L’artiste doit s’arranger de façon à faire croire à la postérité qu’il n’a pas vécu. Moins je m’en fais une idée et plus il me semble grand. Je ne peux rien me figurer sur la personne d’Homère, de Rabelais, et quand je pense à Michel-Ange, je vois, de dos seulement, un vieillard de stature colossale, sculptant la nuit aux flambeaux.

Tu as en toi deux facultés auxquelles il faut donner jeu, une raillerie aiguë, non, une manière déliée de voir, je veux dire, et une ardeur méridionale de passion vitale, quelque chose de tes épaules dans l’esprit. Tu t’es gâté le reste avec tes lectures et tes sentiments qui sont venus encombrer de leurs phrases incidentes cette bonne compagnie qui parlait clair. J’espère beaucoup de ton Institutrice[2], sans savoir pourquoi. C’est un pressentiment. Et quand tu l’auras faite, fais-en deux ou trois autres et, avant la demi-douzaine, tu auras attrapé le filon d’or.

Ce que je disais des sentiments qui ne passent pas, tu l’as pris pour une allusion au petit présent d’Henriette que j’avais reçu et cela t’a attristé ! J’ai deviné, avoue-le. Eh bien non, je n’ai pas été ému en le recevant et nullement ému même. C’est que je ne m’émeus pas facilement maintenant, et de moins en moins. Elle a tant sonné, ma sensibilité, que j’ai mis du mastic aux fêlures ; c’est ce qui fait qu’elle vibre moins clair.

Sitôt que tu sauras une solution définitive pour le prix, écris-moi.

J’ai fini ce soir de barbouiller la première idée de mes rêves de jeune fille. J’en ai pour quinze jours encore à naviguer sur ces lacs bleus, après quoi j’irai au bal et passerai ensuite un hiver pluvieux, que je clorai par une grossesse. Et le tiers de mon livre à peu près sera fait.

À propos de bal, j’ai fait une débauche mercredi dernier ; j’ai été à Rouen, au concert, entendre Allard le violoniste, et j’en ai vu là des balles ! C’était la haute société. Quelles têtes que celles de mes compatriotes ! J’ai retrouvé là des visages oubliés depuis douze ans et que je voyais quand j’allais au spectacle, en rhétorique. J’ai reconnu du monde que je n’ai pas salué, lequel a fait de même. C’était très fort de part et d’autre. Le plaisir d’entendre de fort belle musique très bien jouée a été compensé par la vue des gens qui le partageaient avec moi. Lis-tu la Bretagne ? Les deux premiers chapitres sont faibles.

Adieu, demain je clorai ma lettre quand Bouilhet sera venu. Mille baisers, chère épouse.

À toi.

Tu n’as pas besoin de m’envoyer les mémoires de Lafarge. Je les demanderai ici. Bouilhet t’a écrit hier et te ré-embrasse.

Encore adieu, mille caresses.


  1. Voir lettre précédente : « et qu’il m’envie ma place. […]. »
  2. Comédie de Louise Colet, non publiée.