Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0293

Louis Conard (Volume 2p. 330-331).

293. À LOUISE COLET.
[Rouen, 11 novembre 1851.] Mardi soir.

Je ne me suis jamais piqué, ma chère, d’être un homme de goût ni de jolies manières ; la prétention eût été trop vaniteuse. Vous n’avez pas besoin de me le rappeler. Que votre cousine ait l’intelligence des choses du cœur, tant mieux pour elle. Je n’ai pas même, moi, celle de l’esprit. Chacun fait ce qu’il peut. Voyons, point d’aigreurs entre nous. Que diable voulez-vous que je vous écrive que vous ne sachiez aussi bien que moi ? Je ne peux vous donner aucune nouvelle ni du monde que je ne vois pas, ni de moi qui ne change, et comme je trouve en outre, pareillement à vous, qu’il faut garder ses douleurs pour soi sans en fatiguer les autres, et que je pense que j’ai fait un peu abus de ce chapitre vis-à-vis de vous, je n’ai donc rien de mieux à faire que de ne rien faire, c’est-à-dire me taire. Si vous saviez dans quelle plate monotonie je vis, vous vous étonneriez même que je m’aperçoive encore de la différence de l’hiver à l’été et du jour à la nuit.

Quoi qu’il en soit j’aurai de quoi causer avec vous quand je vous verrai la semaine prochaine. Comme on dit vulgairement, je vous apprendrai du nouveau, et qui sait quand nous nous reverrons après ?

Il s’accomplit en ce moment en moi quelque chose de solennel. Je suis à une époque critique. Voilà que je vais avoir trente ans ; il faut se décider et n’y plus revenir. Je vous préviens que j’aurais mieux aimé vous faire part de tout cela par correspondance ; ce m’eût été plus commode, mais trop long !

Vous me verrez lundi au soir vers 8 ou 9 heures à peu près. Je passerai encore avec vous une autre soirée et je repartirai le lendemain, car je ne verrai personne à Paris. Qu’ai-je à y voir, si ce n’est vous ?

Adieu, mes lambeaux vous embrassent. Votre infirmité !