Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0292

Louis Conard (Volume 2p. 327-330).

292. À LOUISE COLET.
[Croisset, début novembre 1851.] Lundi soir.

J’aurais dû déjà répondre à votre longue et douce lettre qui m’a ému, pauvre chère femme. Mais je suis moi-même si lassé, si aplati, si embêtė, qu’il faut que je me secoue vertement pour vous dire merci d’avoir lu si vite Melaenis. J’ai embrassé de votre part l’auteur qui a été touché de cette sympathie. Vous êtes la première du public qui l’applaudissiez. Eh bien, qu’en dites-vous ? N’est-ce pas que c’est assez crânement tourné ? Je ne puis juger de sang-froid cette œuvre qui a été faite sous mes yeux, à laquelle j’ai beaucoup contribué moi-même. J’y suis pour trop pour qu’elle me soit étrangère. Pendant trois ans ç’a été travaillé au coin de ma cheminée, strophe à strophe, vers à vers. Je crois qu’on peut dire que ça promet un poète de haute futaie. Nous étions, il y a quelques années, en province, une pléiade de jeunes drôles qui vivions dans un étrange monde, je vous assure. Nous tournions entre la folie et le suicide. Il y en a qui se sont tués, d’autres qui sont morts dans leur lit, un qui s’est étranglé avec sa cravate, plusieurs qui se sont fait crever de débauche pour chasser l’ennui. C’était beau ! Il n’en reste plus rien que nous deux Bouilhet, qui sommes tant changés. Si jamais je sais écrire, je pourrai faire un livre sur cette jeunesse inconnue qui poussait à l’ombre dans la retraite, comme des champignons gonflés d’ennui.

Le secret de tout ce qui vous étonne en moi, chère Louise, est dans ce passé de ma vie interne que personne ne connaît. Le seul confident[1] qu’elle ait eu est enterré depuis quatre ans dans un cimetière de village, à quatre lieues d’ici. C’est quand je suis sorti de cet état que je suis venu à Paris et que j’ai connu Maxime. J’avais vingt ans, j’étais un homme et tout à fait. Il a pu lire le livre, mais non la préface, que je me rappelle bien, mais que je ne saurais nettement faire comprendre. Melaenis, en résumé, est le dernier écho de beaucoup de cris que nous avons poussés dans la solitude ; c’est l’assouvissance d’un tas d’appétits qui nous ravageaient le cœur. Vous avez raison de dire que je n’en ai pas. Je me le suis dévoré à moi-même.

Aujourd’hui, je me sens noyé dans des flots d’amertume. L’arrivée des exemplaires de Melaenis m’a fait un effet de tristesse. Nous avons passé hier tout notre après-midi sombres comme la plaque de la cheminée. Ça nous causait une impression de prostitution, d’abandon, d’adieu ; comprenez-vous ? Quand j’ai reçu, au contraire, il y a quatre ans, le volume de Maxime, les mains me tremblaient de joie en coupant les pages.

D’où vient cette glace de maintenant, impression si différente de l’autre ? Je vous assure que tout cela ne m’excite nullement et que j’ai grande envie de devenir phoque, comme vous dites.

Je me demande à quoi bon aller grossir le nombre des médiocres (ou des gens de talent ; c’est synonyme) et me tourmenter dans un tas de petites affaires qui d’avance me font hausser les épaules de pitié. Il est beau d’être un grand écrivain, de tenir les hommes dans la poêle à frire de sa phrase et de les y faire sauter comme des marrons. Il doit y avoir de délirants orgueils à sentir qu’on pèse sur l’humanité de tout le poids de son idée. Mais il faut, pour cela, avoir quelque chose à dire. Or je vous avouerai qu’il me semble que je n’ai rien que n’aient les autres, ou qui n’ait été aussi bien dit, ou qui ne puisse l’être mieux. Dans cette vie que vous me prêchez, j’y perdrais le peu que j’ai ; je prendrais les passions de la foule pour lui plaire et je descendrais à son niveau. Autant rester au coin de son feu, à faire de l’Art pour soi tout seul, comme on joue aux quilles. L’Art, au bout du compte, n’est peut-être pas plus sérieux que le jeu de quilles. Tout n’est peut-être qu’une immense blague ; j’en ai peur, et quand nous serons de l’autre côté de la page, nous serons peut-être fort étonnés d’apprendre que le mot du rébus était si simple. Au milieu de tout cela j’avance péniblement dans mon livre. Je gâche un papier considérable. Que de ratures ! La phrase est bien lente à venir. Quel diable de style ai-je pris ! Honnis soient les sujets simples ! Si vous saviez combien je m’y torture, vous auriez pitié de moi. M’en voilà bâté pour une grande année au moins.

Quand je serai en route j’aurai du plaisir ; mais c’est difficile. J’ai recommencé aussi un peu de grec et de Shakespeare.

J’oubliais de vous dire que l’institutrice dévote[2] est arrivée depuis 10 jours. Son physique ne m’impressionne pas. Je n’ai jamais été moins vénérien.

Adieu, je t’embrasse, pauvre femme aimée. C’est bien grossier d’écrire une lettre de quatre pages pour ne parler que de soi ; c’est qu’en vérité, c’était déjà beaucoup. Deux longs baisers.

À bientôt.


  1. Alfred Le Poittevin.
  2. Miss Isabelle, institutrice de sa nièce.