Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0291

Louis Conard (Volume 2p. 324-326).

291. À LOUISE COLET.
[Croisset] Nuit de jeudi, 1 heure [fin octobre 1851].

Pauvre enfant ! Vous ne voudrez donc jamais comprendre les choses comme elles sont dites ? Cette parole, qui vous semble si dure, n’a pourtant pas besoin d’excuses ni de commentaires et, si elle est amère, ce ne peut être que pour moi. Oui, je voudrais que vous ne m’aimiez pas et que vous ne m’eussiez jamais connu et, en cela, je crois exprimer un regret touchant votre bonheur. Comme je voudrais n’être pas aimé de ma mère, ne pas l’aimer, ni elle ni personne au monde, je voudrais qu’il n’y eût rien qui partît de mon cœur pour aller aux autres, et rien qui partît du cœur des autres pour venir au mien. Plus on vit, plus on souffre. Pour remédier à l’existence, n’a-t-on pas inventé, depuis que le monde existe, des mondes imaginaires, et l’opium, et le tabac, et les liqueurs fortes, et l’éther ? Béni celui qui a trouvé le chloroforme. Les médecins objectent qu’on en peut mourir. C’est bien de cela qu’il s’agit ! C’est que vous n’avez pas suffisamment la haine de la vie et de tout ce qui se (sic) rattache. Vous me comprendriez mieux si vous étiez dans ma peau et, à la place d’une dureté gratuite, vous verriez une commisération émue, quelque chose d’attendri et de généreux, il me semble. Vous me croyez méchant, ou égoïste pour le moins, ne songeant qu’à moi, n’aimant que moi. Pas plus que les autres, allez ; moins peut-être, s’il était permis de faire son éloge. Vous m’accorderez toutefois le mérite d’être vrai. Je sens peut-être plus que je ne dis, car j’ai relégué toute emphase dans mon style ; elle s’y tient et n’en bouge pas. Chacun ne peut faire que dans sa mesure. Ce n’est pas un homme vieilli comme moi dans tous les excès de la solitude, nerveux à s’évanouir, troublé de passions rentrées, plein de doutes du dedans et du dehors, ce n’est pas celui-là qu’il fallait aimer. Je vous aime comme je peux ; mal, pas assez, je le sais, je le sais, mon Dieu ! À qui la faute ? Au hasard ! À cette vieille fatalité ironique, qui accouple toujours les choses pour la plus grande harmonie de l’ensemble et le plus grand désagrément des parties. On ne se rencontre qu’en se heurtant et chacun, portant dans ses mains ses entrailles déchirées, accuse l’autre qui ramasse les siennes. Il y a de bons jours cependant, des minutes douces. J’aime votre compagnie, j’aime votre corps, oui ton corps, pauvre Louise, quand, appuyé sur mon bras gauche, il se renverse la tête en arrière et que je te baise sur le cou. Ne pleure plus, ne pense ni au passé ni à l’avenir, mais à aujourd’hui. « Qu’est-ce que ton devoir ? L’exigence de chaque jour », a dit Goethe. Subis-la cette exigence, et tu auras le cœur tranquille.

Prends la vie de plus haut, monte sur une tour (quand même la base craquerait, crois-la solide) ; alors tu ne verras plus rien que l’éther bleu tout autour de toi. Quand ce ne sera pas du bleu, ce sera du brouillard ; qu’importe, si tout y disparaît noyé dans une vapeur calme. Il faut estimer une femme pour lui écrire des choses pareilles.

Je me tourmente, je me gratte. Mon roman a du mal à se mettre en train. J’ai des abcès de style et la phrase me démange sans aboutir. Quel lourd aviron qu’une plume et combien l’idée, quand il la faut creuser avec, est un dur courant ! Je m’en désole tellement que ça m’amuse beaucoup. J’ai passé aujourd’hui ainsi une bonne journée, la fenêtre ouverte, avec du soleil sur la rivière et la plus grande sérénité du monde. J’ai écrit une page, en ai esquissé trois autres. J’espère dans une quinzaine être enrayé ; mais la couleur où je trempe est tellement neuve pour moi que j’en ouvre des yeux ébahis.

Mon rhume touche à sa décadence ; ça va bien. Au milieu du mois prochain, j’irai à Paris passer deux ou trois jours. Travaille, pense à moi, pas trop en noir et, si mon image te revient, qu’elle t’amène des souvenirs gais. Il faut rire quand même. Vive la joie ! Adieu. Encore un baiser. Le protégé de Mme Sand aura prochainement un article dans le Journal de Rouen.