Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0276

Louis Conard (Volume 2p. 282-284).

276. À SA MÈRE.
Athènes, 24 décembre 1850.

Nous cassepétons de satisfaction d’être à Athènes. Et d’abord il nous semble être au printemps, comparativement à Constantinople qui, dans l’hiver, est une véritable Sibérie. Les vents de la Russie rafraîchis par la mer Noire vous y arrivent de première main. Ici nous retrouvons les myrtes et les oliviers, qui nous rappellent notre bonne Syrie. Et puis les ruines ! les ruines ! Quelles ruines ! Quels hommes que ces Grecs ! Quels artistes ! Nous lisons, nous prenons des notes !

Quant à moi, je suis dans un état olympien, j’aspire l’antique à plein cerveau. La vue du Parthénon est une des choses qui m’ont le plus profondément pénétré de ma vie. On a beau dire, l’Art n’est pas un mensonge. Que les bourgeois soient heureux ! Je ne leur envie pas leur lourde félicité.

Nous sommes restés cinq jours au lazaret du Pirée. Sous prétexte de lazaret, on vous y écorche vif. Nous avons été rincés d’importance sous le rapport de la bourse. Quel infâme brigandage que ces quarantaines ! Comme on est complètement en prison, on vous vend tout au poids de l’or ; et comme il n’y a jamais rien de prêt, il faut l’aller chercher à la ville, et les commissionnaires ne sont pas à bon marché. Il faut payer pour avoir une serviette, un couteau, une table, etc.

J’ai vu hier Canaris[1]. Il avait un chapeau de soie comme un simple mortel, était habillé à l’européenne et couvert d’un manteau noir. C’est un petit homme trapu, grisonnant, le nez un peu écrasé. Il ne sait ni lire ni écrire. Quand il était ministre de la marine, il ne pouvait signer son nom. Il ne connaît rien de tout ce qu’on a écrit en Europe sur lui. Quel renfoncement pour Hugo s’il savait cela, lui qui l’a tant chanté et si bien ! Canaris sait et dit seulement ceci : « Il y a des livres qui parlent de moi en France. » Un de ces jours nous devons aller lui faire une visite.

Nous sommes ici pilotés et servis par un très brave homme, le colonel Touret, commandant de la place, ancien philhellène qui a fait la guerre de l’indépendance avec le général Fabvier.

Nous avons eu l’honneur d’exciter l’hilarité et la curiosité de S. M. Amélie, reine de Grèce. Nous nous sommes trouvés, le jour de notre arrivée, sur son passage, comme elle sortait en voiture pour se promener. Tout le monde la saluait, soit en ôtant son chapeau ou son bonnet. Nous, avec nos tarbouchs, nous lui avons fait le salut turc, ce qui lui a semblé si étrange (il n’y a pas du tout de Turcs ici) qu’elle s’est retournée vers sa dame d’honneur en se mettant à rire. Nous lui avons fait dire par le colonel Touret que nous eussions été fort embarrassés de la saluer autrement à cause de nos têtes. Elle a répondu qu’elle s’était pourtant aperçue que nous étions Français. Les Français doivent lui sembler de drôles de corps. N’importe, j’aime mieux être plus drôle encore et ne pas habiter l’ignoble palais où elle loge ! Est-ce laid !

Que dis-tu, en fait d’architecture, de celle du palais de l’ambassade à Constantinople, où l’architecte, ne sachant quel ordre inventer, a inventé celui de la croix de la Légion d’honneur ! Il a décoré des chapiteaux avec de grandes étoiles des braves.

Demain matin, nous partons pour Éleusis ; nous passerons sur le pont du Céphise, où jadis les femmes d’Athènes étaient engueulées, aux mystères, d’une façon si gaillarde !


  1. Héros de la guerre de l’Indépendance, fut, en 1843, un des triumvirs chargés d’administrer la Grèce pendant la vacance du trône. Hugo consacra à Canaris un de ses poèmes des Orientales.