Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0275

Louis Conard (Volume 2p. 272-282).

275. À LOUIS BOUILHET.
Athènes, 19 décembre 1850. Au Lazaret du Pirée.

J’y suis depuis hier. Nous voilà casernés au lazaret jusqu’à dimanche… Je lis de l’Hérodote et du Thirlwall[1]. La pluie tombe à verse, mais du moins il fait plus chaud qu’à Constantinople où, ces jours derniers, la neige couvrait les maisons. J’ai été joyeux tout de bon, hier, en apercevant l’Acropole qui brillait en blanc au soleil, sous un ciel chargé de nuages. Nous passions devant Colone, nous avions Égine à gauche, Salamine en face. Maxime, gêné du mal de mer, râlait dans sa cabine. Le temps était rude. À l’avant, avec mon lorgnon sur le nez, à côté de la cage aux poulets, debout et regardant devant moi, je me laissais aller à de « grandes pensées ». Sans blague aucune, j’ai été ému plus qu’à Jérusalem, je ne crains pas de le dire, ou du moins d’une façon plus vraie, où le parti pris avait moins de part. Ici c’était plus près de moi, plus de ma famille. C’est peut-être aussi que je m’y attendais moins. Voila l’éternel monologue hébété et admiratif que je me disais en considérant ce petit coin de terre, au milieu des hautes montagnes qui le dominent : « C’est égal, il est sorti de là de crânes bougres, et de crânes choses. »

Nous allons la semaine prochaine commencer nos courses aux Thermopyles, Sparte, Argos, Mycènes, Corinthe, etc. Ce ne sera guère qu’un voyage de touriste (oh !!) : il ne nous reste ni temps ni argent. Il a fallu pour le même motif, passer par-dessus la Troade. Constantinople nous a dévorés. J’aurais bien voulu voir aussi la Thessalie. Mais il faut quitter Golconde ; c’est fini. J’ai été triste à crever en disant adieu à Constantinople. Encore une porte fermée derrière moi. Encore une bouteille d’avalée. J’éprouve depuis six semaines des appétits féroces de voyage, justement parce que mon voyage finit. Je me désespère d’avoir manqué la Perse. N’y pensons plus. L’homme n’est jamais satisfait de rien ; maxime qui, pour n’être pas neuve, n’en est pas plus consolante.

Comment un homme sensé comme toi a-t-il pu se méprendre à ce propos sur mon voyage d’Italie ? Ne vois-tu pas qu’une fois rentré, je ne sortirai plus et que d’ici à…, la saison de mes pérégrinations est close ? Comment et avec quoi, animal, irais-je jamais en Italie si je n’y vais pas cette année ? Mon voyage d’Orient a rudement entamé mon mince capital. Le soleil l’a fait maigrir. Crois-tu que, comme toi, je ne sente pas bien la fétidité d’un voyage exécuté sans préparations et qui durera peut-être six mois tout au plus ? N’importe, j’en prendrai ce que je pourrai, quoique, à suivre mon penchant, je voudrais rester en Italie le temps d’y travailler sur place et de m’infiltrer goutte à goutte ce que je vais avaler à grandes gorgées. C’est comme pour la Grèce ; je hausse les épaules de pitié, en songeant que j’y vais rester quelques semaines et non quelques mois. Espérons, malgré tes prédictions, que le voyage d’Italie ne me poussera pas à l’hyménée. Vois-tu la famille où s’élève, dans une tiède atmosphère, la jeune personne qui doit être mon épouse ? Madame Gustave Flaubert ! Est-ce que c’est possible ? Non, je ne suis pas encore assez canaille.

C’en est donc fini de l’Orient. Adieu, mosquées. Adieu, femmes voilées. Adieu, bons Turcs dans les cafés, qui, tout en fumant vos chibouks, vous curez les ongles des pieds avec les doigts de vos mains ! Quand reverrai-je les négresses suivant leur maîtresse au bain ! Dans un grand mouchoir de couleur elles portent le linge pour changer ; elles marchent en remuant leurs grosses hanches et font traîner sur les pavés leurs babouches jaunes, qui claquent sous la semelle à chaque mouvement du pied. Quand reverrai-je un palmier ? Quand remonterai-je à dromadaire ?

Ô Plumet fils ! qui avez inventé la désinfection de la merde, donnez-moi un acide quelconque pour désembêter l’âme humaine.

Nous avons passé cinq semaines à Constantinople ; il y faudrait passer six mois. Malgré le mauvais temps, nous nous sommes beaucoup promenés dans les bazars, dans les rues, en caïque, à cheval. Nous avons vu le sultan, Nous avons été au théâtre, où l’on jouait un ballet : Le Triomphe de l’Amour. Un dieu Pan y dansait un pas de caractère, engaîné dans une culotte de velours à bretelles, et les danseuses exécutaient, à la barbe des Arméniens, des Grecs et Turcs, un cancan des plus effrénés. Le public prenait la chose au sérieux et se pâmait d’aise.

Un jour, nous sommes sortis à cheval et nous avons fait le tour des murailles de Constantinople. Les trois enceintes se voient encore. Les murs sont couverts de lierre. Derrière eux grouille la ville turque, avec ses maisons de bois noir et ses vêtements de couleur. En dehors il n’y avait rien qu’un immense cimetière planté de stèles funéraires et de cyprès. Le vent soufflait dans les arbres ; il faisait froid. En suivant toujours l’enceinte, nous sommes arrivés au bord de la mer de Marmara. En cet endroit il y a des boucheries. Des tripailles d’animaux jonchaient le sol ; des chiens fauves rôdaient là tout autour ; les oiseaux de proie, avec de grands cris, voltigeaient dans le ciel, au-dessus des flots qui se brisaient contre les tours et rebondissaient à grand bruit. Le vent levait en l’air la queue et la crinière de nos chevaux. Nous sommes revenus à travers les tombes, galopant et sautant entre elles, allant au pas quand c’était plus serré, trottant lestement sur les pelouses quand elles se présentaient entre les tombeaux et les arbres.

Un autre jour, c’était un dimanche, je suis sorti tout seul, à pied, et je me suis enfoncé dans le quartier (le Dimitri) au hasard, car je me suis perdu. Dans les cafés, des hommes accroupis autour des mangals (réchauds) fumaient leurs pipes. Dans une rue où une sorte de torrent coulait de la boue, une négresse accroupie demandait l’aumône en turc. Quelques femmes revenaient des vêpres. Des enfants jouaient sur les portes. Aux fenêtres, deux ou trois figures de Grecques qui me regardaient curieusement ; je me suis trouvé dans la campagne sur une hauteur, ayant Constantinople à mes pieds qui se développait avec une prodigieuse ampleur. Je ne savais plus guère où j’étais. Il y avait à côté de moi une caserne turque, plus loin quantité de petites colonnes élevées dans les champs. C’est là que les sultans autrefois venaient s’exercer à l’arc. Chaque fois qu’ils avaient touché le but, on élevait une colonne. Puis je me suis dirigé tant bien que mal vers la mer et me suis trouvé devant l’arsenal. Beaucoup de matelots de toutes nations ; rues tortueuses et noires, sentant le goudron ; et je suis rentré chez moi brisé, étourdi.

Il y a aujourd’hui huit jours, j’ai fait 15 lieues à cheval, en Asie, d’un train d’enfer, sur la neige. J’allais à la colonie polonaise. Pauvres diables ! En courant sur ces solitudes blanches où se voyaient seulement des traces de lièvres et de chacals, je pensais aux voyages d’Asie, au Thibet, à la Tartarie, à la muraille de la Chine, aux grands caravansérails en bois, où le marchand de fourrures arrive le soir, par un crépuscule vert, avec ses chameaux velus dont les poils sont raides de givre. La neige assourdissait le bruit des pas de nos chevaux. Dans les fondrières leurs sabots cassaient la glace. Quand nous les laissions souffler un moment, ils mordillaient du bout des dents les petits arbres rabougris qui apparaissaient sous la neige. Des bergers bulgares couverts de peaux de mouton nous ont remis dans notre route, ou plutôt sur notre voie, car nous allions sans chemin frayé. À la porte de la ferme, il y avait un grand chevreuil suspendu et dont la gorge coupée était noire. Nous sommes revenus à la nuit à Scutari. Mon compagnon, avec un grand coup de fouet de poste, frappait les chiens, dans les villages où nous passions. Toute la meute vagabonde hurlait effroyablement. Nos chevaux continuaient leur train insensé. La mer était grosse pour passer le Bosphore et si nous ne nous sommes pas noyés en caïque, c’est que Dieu ne l’a pas voulu. Du reste, ç’a été une bonne journée et comme on en passe peu dans la vie, même en voyage. Jamais je n’oublierai ces vieilles montagnes de Bithynie toutes blanches, et la lumière qui les éclairait, si froide et si immobile qu’elle semblait factice ; ni tous ces villages qui se suivaient, rendus bruyants tout à coup par nos quatre chevaux passant à fond de train sur le pavé, comme un éclair. Puis, au lieu du pavé, nous sentions de nouveau la terre sous nos pieds. Au détour de la route, le comte Kosielski, mon compagnon, dirigeant sa bête comme un lancier et se couchant tout entier sur son col, fondait sur les chiens et leur lançait de grands coups de fouet, puis, faisant une volte, continuait sa route sans s’arrêter.

J’ai vu les mosquées, le sérail, Sainte-Sophie ; au sérail un nain, le nain du sultan, jouant avec les eunuques blancs à côté de la salle du trône ; le nain habillé d’une manière cossue, à l’européenne, sous-pieds, paletot, chaîne de montre, était hideux. Quant aux eunuques, les noirs, les seuls que j’eusse vus jusqu’à présent, ne m’avaient fait aucun effet. Mais les blancs ! Je ne m’y attendais guère. Ils ressemblent à de vieilles femmes méchantes. Cela vous irrite les nerfs et vous tourmente l’esprit. On se sent pris de curiosités dévorantes, en même temps qu’un sentiment bourgeois vous les fait haïr. Il y a là quelque chose de tellement antinormal, plastiquement parlant, que votre virilité en est choquée. Explique-moi ça. N’importe, ce produit est une des plus drôles de choses qui soient sorties de la main humaine. Que n’aurais-je pas donné en Orient pour me faire l’ami d’un eunuque ! Mais ils sont inabordables. À propos du nain, cher seigneur, il va sans dire qu’il m’a remis en mémoire le gentil Caracoïdès[2].

L’Orient ne sera bientôt plus que dans le soleil. À Constantinople, la plupart des hommes sont habillés à l’européenne ; on y joue l’opéra ; il y a des cabinets de lecture, des modistes, etc. Dans cent ans d’ici, le harem, envahi graduellement par la fréquentation des dames franques, croulera de lui seul, sous le feuilleton et le vaudeville… Bientôt le voile, déjà de plus en plus mince, s’en ira de la figure des femmes, et le musulmanisme avec lui s’envolera tout à fait. Le nombre des pèlerins de la Mecque diminue de jour en jour. Les ulémas se grisent comme des Suisses. On parle de Voltaire ! Tout craque ici, comme chez nous. Qui vivra s’amusera !

La loi sur la correspondance des particuliers par voie électrique m’a étrangement frappé. C’est pour moi le signe le plus clair d’une débâcle imminente. Voilà que par suite du progrès, comme on dit, tout gouvernement devient impossible. Cela est d’un haut grotesque que de voir ainsi la loi se torturer comme elle peut et se casser les reins à force de fatigue, à vouloir retenir l’immense nouveau qui déborde de partout. Le temps approche où toute nationalité va disparaître. La « patrie » sera alors un archéologisme comme la « tribu ». Le mariage lui-même me semble vigoureusement attaqué par toutes les lois que l’on fait contre l’adultère. On le réduit à la proportion d’un délit.

Ne rêves-tu pas souvent aux ballons ? l’homme de l’avenir aura peut-être des joies immenses. Il voyagera dans les étoiles, avec des pilules d’air dans sa poche. Nous sommes venus, nous autres, ou trop tôt ou trop tard. Nous aurons fait ce qu’il y a de plus difficile et de moins glorieux : la transition. Pour établir quelque chose de durable, il faut une base fixe ; l’avenir nous tourmente et le passé nous retient. Voila pourquoi le présent nous échappe.

J’ai ri comme un fol aux « fumiers considérés comme engrais ». La balle de Caudron[3], que j’ai revue là, m’a fait plaisir. Les couplets que j’aime le mieux sont ceux de

Caudron suivant les doctrines
De son illustre seigneur,


et surtout celui-ci, qui est infect de lourdeur bourgeoise :

Après six mois de ménage
Lise élargit ses jupons[4].

Quant aux vers sur « Un bracelet[5] », je n’aime pas le rejet

La femme d’un agent
La femme d’un agentDe change.

Agent de change est un seul mot, et d’ailleurs il y a là un peu trop d’intention et de chic ; ça me semble trop espagnol et cavalcadour.

Ce que j’aime le mieux, c’est le second quatrain et ce vers :

Donne ton poignet mince, ô ma jeune maîtresse,


qui est svelte, vigoureux et bien cambré. Mais l’idée finale a-t-elle assez de relief ? N’aurait-il pas fallu frapper plus fort dans le dernier vers ?

Envoie-m’en, des vers ; écris-moi de longues lettres, cher vieux compagnon ; parle-moi de la muse d’abord, puis de toi ensuite. Je ne suis plus du tout au courant de tes amours. Aurais-tu le cœur occupé ? Conte-moi donc tout cela.

Que j’aurai de bonheur à revoir ton incomparable balle, ô pauvre vieux ! Comme nous reprendrons nos bons dimanches ! Mais que vais-je faire, une fois rentré ? Je n’en sais rien ; je ne m’en doute pas. J’ai tant pensé à l’avenir que je ne m’en occupe plus. C’est trop fatigant et trop creux. Vois-tu la façon formidable dont je gueulerai Melaenis d’un bout à l’autre ! Serai-je rouge à la fin ! Je crois n’avoir rien perdu de cette belle voix qui me caractérise. En revanche, j’ai bougrement perdu de cheveux. Le voyage m’a culotté la figure. Je n’embellis pas, tant s’en faut ; le jeune homme s’en va. Je ne voudrais pas vieillir davantage.

Je deviens maintenant comme le père Chateaubriand, qui pleurait à tous les enterrements. Le moindre fait me plonge dans des rêveries sans fin. Je m’en vais de pensées en pensées, comme une herbe desséchée sur un fleuve, et qui descend le courant flot à flot.

Non, ne te moque pas de moi de vouloir voir l’Italie. Que les épiciers s’amusent aussi, tant mieux pour eux. Il y a là-bas de vieux pans de murs, le long desquels je veux aller. J’ai besoin de voir Capri et de regarder couler l’eau du Tibre.

Parle-moi de la Chine longuement et beaucoup. Je suis bien curieux de voir l’enfant. Nous fermerons les rideaux, nous ferons un grand feu, et seuls, les lumières flambant et les vers ronflant, nous fumerons des narguilés, tandis que l’hippogriffe intérieur nous fera voyager sur ses ailes.

Adieu, cher bon vieux ; je t’embrasse. Au printemps prochain, tu me reverras avec les roses. Nous reprendrons nos clairs de lune.


  1. Historien et théologien anglais, publia en 1835 une Histoire de la Grèce ancienne, en 8 vol.
  2. Personnage de Melaenis, chant ii.
  3. Caudron était un ami de jeunesse de Bouilhet qui lui a dédié plusieurs pièces. (Renseignement dû à l’obligeance de M. Léon Letellier.)
  4. Ces quatre vers appartiennent à une poésie inédite de Bouilhet intitulée « Des fumiers considérés comme engrais », écrite en charge du travail du naturaliste rouennais Pouchet sur Les Engrais. (Note de René Descharmes, éd. du Centenaire.)
  5. Le Bracelet, poésie inédite, datée septembre 1850, d’après M. Letellier.