Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0277

Louis Conard (Volume 2p. 284-287).

277. À SA MÈRE.
Athènes, 26 janvier 1851.

Voici ma dernière lettre d’Athènes probablement ; nous partons dans quelques jours pour le Péloponèse. Je ne sais maintenant comment écrire, d’ici à mon arrivée à Naples. Ainsi, pauvre mère, attends-toi à un retard de plusieurs courriers pendant au moins un bon mois. Après quoi tu en recevras régulièrement de Naples jusqu’à ce que toute correspondance cesse ; ce sera l’époque de nos embrassements. Je t’attends à Rome vers la fin de mars. Oh ! viens plus tôt si tu veux, pauvre vieille ; tu seras bien reçue. Quant au départ de Maxime, je te répète qu’il est complètement subordonné à ton arrivée.

Tu parles de souvenirs et de choses passées ; sais-tu aujourd’hui à quoi j’ai pensé ? Au long après-midi d’été que nous avons passé tous les trois dans l’auberge de la mère Leblond, à Pont-Audemer. Comme il faisait chaud ! comme il y avait des mouches ! J’entends encore les grelots des chevaux de roulier qui étaient dans l’arrière-cour pleine de poussière. Je suis comme toi, je n’oublie rien ; je rêve souvent de Déville. Le souvenir de ma pauvre sœur ne me quitte pas. J’ai toujours à son endroit une place vide au cœur et que rien ne comble ; charmante et bonne créature |

On a beau voyager, voir des paysages et des tronçons de colonnes, cela n’égaye pas. On vit dans une torpeur parfumée, dans une sorte d’état somnolent, où il vous passe sous les yeux des changements de décors, et à l’oreille des mélodies subites : bruits du vent, roulement des torrents, clochettes des troupeaux. Mais on n’est pas gai ; on rêvasse trop pour cela. Rien ne dispose plus au silence et à la paresse. Nous passons quelquefois des jours entiers, Maxime et moi, sans éprouver le besoin d’ouvrir la bouche. Après quoi nous faisons le scheik. À cheval, votre esprit trottine d’un pas égal par tous les sentiers de la pensée ; il va remontant dans les souvenirs, s’arrêtant aux carrefours et aux embranchements, foulant les feuilles mortes, passant le nez par-dessus les clôtures. Tout cela mûrit et vieillit, sans parler du physique. Car attends-toi à me retrouver aux trois quarts chauve, avec une mine culottée, beaucoup de barbe et de ventre. Décidément j’enlaidis ; j’en suis affligé. Ah ! je ne suis plus ce magnifique jouvencel d’il y a dix ans. Dans onze mois, j’aurai trente ans. C’est l’âge de raison. Je n’en ai guère pourtant.

L’autre jour, nous avons eu à côté de nous, à table, une bande de petits élèves de la marine anglaise de neuf à quatorze ans, qui venaient tranquillement et comme des hommes se foutre une bosse à hôtel. Avec leurs uniformes trop grands pour eux, il n’y avait rien d’amusant et de gentil comme cela. Le plus petit, placé à côté de Maxime, et qui n’était pas plus haut que la table, perdait son long nez dans son assiette. Ces messieurs se portaient des toasts avec un sang-froid de lords. Ils fumaient des cigares et buvaient du Marsala. Ma figure les intriguait beaucoup. Ils me prenaient pour un Turc (ce qui est à peu près général partout). Ils ont dit au maître d’hôtel qu’ils étaient bien fâchés de partir le lendemain, que sans cela ils seraient venus me faire une visite pour causer avec moi.

Nous avons fait la connaissance de Mouraddi, celui qui a dernièrement soutenu le siège de Venise avec Manin. Il a été enfermé dans les plombs et s’en est échappé. Ancien philhellène, il a beaucoup connu lord Byron et nous a donné quelques détails intéressants sur lui. C’est un homme curieux à connaître et un crâne citoyen. On fait du reste, en voyage, de bonnes rencontres et je n’aurais jamais cru que l’on y pratiquât autant le monde.

J’ai rapporté, pour le commun des amis, des pipes d’un goût détestable et qui feront beaucoup d’effet. À moins d’y mettre un très grand prix, la curiosité n’a de valeur que comme ayant du caractère. Y compris ce qui nous appartient à tous deux, nous n’en avons pas en tout pour mille francs, et cela remplit plusieurs caisses.