Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0244

Louis Conard (Volume 2p. 142-147).

244. À SA MÈRE.
Le Caire, 5 janvier 1850.

Ta bonne et longue lettre du 16, pauvre chère vieille, m’est arrivée pour mon cadeau du jour de l’an, mercredi dernier. J’étais en train de faire une visite officielle à M. notre consul, quand on lui a apporté un gros paquet, qu’il a décacheté immédiatement. J’ai saisi le pli que j’ai reconnu entre cent autres (la main me démangeait de l’ouvrir, mais la bienséance, hélas ! s’y opposait). Par bonheur il nous a fait passer dans le salon de son épouse pour lui rendre nos devoirs et, comme celle-ci venait de recevoir une lettre de sa mère, nous nous sommes accordé mutuellement la permission de lire chacun de notre côté, dès avant même de nous presque saluer.

Nous avons fait une course à chameau !!! Eh bien, le chameau ne donne, quoi qu’on en dise, ni mal de mer, ni courbature. Au bout de quatre heures de dromadaire, nous n’étions pas plus fatigués que si nous fussions restés dans nos chambres. On est là piété dans une espèce de fauteuil ; on change de position comme il vous plaît, jambes croisées, ou étendues sur le col de la bête, ou passées dans l’étrier. Après ça, est-ce que nous n’avions pas assez rêvé le djemel, pour qu’il fût possible qu’il nous incommodât ?

Je cassepète du besoin de te dire mon surnom. Sais-tu comment les Arabes m’appellent ? (comme ils ont une grande difficulté à prononcer nos noms français, afin de distinguer les Francs ils en inventent un à leur usage) devine-le donc, ce fameux nom ! Abou-Scheneb, ce qui veut dire « le père de la moustache ». Le mot d’Abou, père, s’applique à tout ce qui a rapport à la chose dont on parle. Ainsi on dit : Père des bottes, père de la colle, père de la moutarde, pour dire marchand de chaussures, de colle, de moutarde, et ils s’entendent tout de même entre eux, comme disait la mère Decaux. (Le nom de Max est un nom très long, dont je ne me souviens pas, et qui veut dire l’homme excessivement maigre.) Juge de ma joie quand j’ai appris l’honneur que l’on rendait à cette partie de ma personne.

Souvent, afin de gagner du temps et de n’être pas obligés de revenir déjeuner ici, à l’hôtel, nous sortons dès le matin et, quand l’appétit nous prend, nous nous tablons dans un restaurant turc. Là, on déchiquète tout avec ses mains et l’on rote à outrance. La salle à manger et la cuisine ne font qu’un et la grande cheminée, garnie de petites potiches, gargouille et fume derrière vous avec le marmiton en turban blanc et bras retroussés. Je prends soin d’écrire les noms de tous les mets et leur composition. J’ai également relevé tous les parfums qui se font au Caire. Cela peut m’être fort utile quelque part. Nous avons pris deux drogmans ; le soir un conteur arabe vient nous lire des contes, et il y a un effendi que nous payons pour nous faire des traductions. Mais si nous ne perdons pas de temps, en revanche l’argent file vite, et plus vite que les dromadaires, celui-là ! Car à propos de ces petites bêtes, nous avons mis 4 heures à faire 6 lieues. Tu vois le train que cela va.

Pour en revenir à la vie que nous menons ici, j’ai eu il y a quelques jours un bel après-midi. Maxime était resté faire je ne sais quoi. J’ai pris Hassan (le second drogman que nous avons loué momentanément) et me suis dirigé chez l’évêque des Cophtes pour causer avec lui. Je suis entré dans une cour carrée entourée de colonnes et au milieu de laquelle il y avait un petit jardin, c’est-à-dire quelques grands arbres, plates-bandes de verdure sombre dont un divan en bois treillagé faisait la bordure. Mon drogman, avec ses larges culottes et sa veste à grandes manches, marchait devant, moi derrière. Sur un des coins du divan était assis un vieux roquentin à mine renfrognée, à barbe blanche, dans une grande pelisse et flanqué de livres en écriture baroque épars de tous côtés. À une certaine distance se tenaient trois docteurs en robe noire, plus jeunes et avec de longues barbes aussi. Le drogman a dit : « C’est un seigneur français, bhawadja fransaoui, qui voyage par toute la terre pour s’instruire et qui vient vers toi pour causer de ta religion. » Voilà le style dont on se traite ! Imagines-tu les phrases que je fais ? Ainsi tantôt, comme j’étais à examiner des graines chez un marchand, une femme, à l’enfant de laquelle je venais de faire l’aumône, m’a dit : « Béni soyez-vous, mon doux seigneur : que Dieu vous accorde de retourner sain et sauf dans votre patrie. » On se sert beaucoup de bénédictions et de formules de ce genre. Un saïs à qui Max demandait s’il n’était pas fatigué a répondu : « Le plaisir de tes yeux me suffit. »

Donc je reviens à l’évêque. Il m’a reçu avec moult politesses ; on a apporté le café et bientôt je me suis mis à lui pousser des questions touchant la Trinité, la Vierge, les Évangiles, l’Eucharistie ; toute ma vieille érudition de Saint Antoine est remontée à flot. C’était superbe, le ciel bleu sur nos têtes, les arbres, les bouquins étalés, le vieux bonhomme ruminant dans sa barbe pour me répondre, moi à côté de lui, les jambes croisées, gesticulant avec mon crayon et prenant des notes, tandis qu’Hassan se tenait debout, immobile, à traduire de vive voix et que les trois autres docteurs, assis sur les tabourets, opinaient de la tête et interprétaient de temps à autre quelques mots. Je jouissais profondément. C’était bien là ce vieil Orient, pays des religions et des vastes costumes. Quand l’évêque a été échigné, un des docteurs l’a remplacé et, lorsqu’à la fin j’ai vu qu’ils avaient tous les pommettes rouges, je suis sorti. J’y retournerai, car il y a là beaucoup à apprendre. La religion cophte est la plus ancienne secte chrétienne qu’il y ait, et l’on n’en connaît presque rien, pour ne pas dire rien, en Europe (du moins que je sache). J’irai de même chez les Arméniens, chez les Grecs, les Sunnites, et surtout chez les docteurs musulmans.

Nous attendons toujours le retour de la caravane de la Mecque ; c’est une occasion trop bonne pour la rater et nous ne partirons pas pour la Haute-Égypte avant que les pèlerins ne soient arrivés. On voit là des choses assez cocasses. Les chevaux des prêtres marchent sur le corps des fidèles prosternés. Il y a toutes sortes de derviches, de chanteurs, etc.

Lorsque je pense cependant à mon avenir (cela m’arrive rarement, car je ne pense à rien du tout, contrairement aux grandes pensées que l’on doit avoir devant les ruines), bref, lorsque je me demande : Que ferai-je au retour ? Qu’écrirai-je ? Que vaudrai-je alors ? Où faudra-t-il vivre ? Quelle ligne suivre, etc., etc., je suis plein de doutes et d’irrésolutions. D’âge en âge j’ai toujours ainsi reculé à me poser vis-à-vis de moi-même, et je crèverai à soixante ans avant d’avoir une opinion sur mon compte, ni peut-être fait une œuvre qui m’ait donné ma mesure. Saint Antoine est-il bon ou mauvais ? Voilà par exemple ce que je me demande souvent. Lequel de moi ou des autres[1] s’est trompé ? Au reste, je ne m’inquiète guère de tout cela ; je vis comme une plante, je me pénètre de soleil, de lumière, de couleurs et de grand air, je mange ; voilà tout. Restera ensuite à digérer. C’est là l’important.

Tu me demandes si l’Orient est à la hauteur de ce que j’imaginais. À la hauteur, oui, et de plus il dépasse en largeur la supposition que j’en faisais. J’ai trouvé dessiné nettement ce qui pour moi était brumeux. Le fait a fait place au pressentiment, si bien que c’est souvent comme si je retrouvais tout à coup de vieux rêves oubliés.


  1. Quand, au début de l’année 1849, le voyage en Orient en compagnie de Du Camp fut décidé, Flaubert y mit cette condition qu’il ne partirait pas sans avoir achevé la Tentation. Au mois de septembre suivant il convia Bouilhet et Du Camp à la lecture de son œuvre. Ses deux amis lui en déconseillèrent la publication. Voir La Tentation de saint Antoine, p. 666.