Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0243

Louis Conard (Volume 2p. 138-142).

243. À LOUIS BOUILHET.
de Saltatoribus.
[Fin décembre 1849 — début janvier 1850.]

Nous n’avons pas encore eu de danseuses ; elles sont toutes dans la Haute-Égypte, exilées. La partie que nous devions faire sur le Nil la dernière fois que je t’ai écrit a raté. Du reste, il n’y a rien de perdu. Mais nous avons eu les danseurs. Oh ! Oh ! Oh !

C’est nous qui t’avons appelé ! J’en ai été indigné, et très triste. Trois ou quatre musiciens jouant des instruments singuliers (nous en rapporterons) se tenaient debout au fond de la salle de l’hôtel pendant que, sur une petite table, un monsieur prenait son repas et que nous autres nous fumions nos pipes, assis sur le divan. Comme danseurs, figure-toi deux drôles passablement laids, mais charmants de corruption, de dégradation intentionnelle dans le regard et de féminité dans les mouvements, ayant les yeux peints avec de l’antimoine et habillés en femmes. Pour costume, de larges pantalons et une veste brodée qui descend jusqu’à l’épigastre, tandis que les pantalons au contraire, retenus par une énorme ceinture de cachemire pliée en plusieurs doubles, ne commencent à peu près qu’au bas ventre, de sorte que tout le ventre, les reins et la naissance des fesses sont à nu à travers une gaze noire collée sur la peau, c’est-à-dire retenue par les vêtements inférieurs et supérieurs. Elle se ride sur les hanches comme une onde ténébreuse et transparente, à tous les mouvements qu’ils font. La musique va toujours du même train, sans arrêter, pendant deux heures. La flûte est aigre, les tambourins vous retentissent dans la poitrine, le chanteur domine tout. Les danseurs passent et reviennent, ils marchent remuant le bassin avec un mouvement court et convulsif. C’est un « trille de muscles » (seule expression qui soit juste) ; quand le bassin remue, tout le reste du corps est immobile. Lorsque c’est, au contraire, la poitrine qui remue, tout le reste ne bouge. Ils avancent ainsi vers vous, les bras étendus, en jouant des crotales de cuivre, et leur figure, sous leur fard et leur sueur, demeure plus inexpressive qu’une statue. J’entends par là qu’ils ne sourient point. L’effet résulte de la gravité de la tête en opposition avec les mouvements lascifs du corps. Quelquefois ils se renversent tout à fait sur le dos par terre, comme une femme qui se couche, et se relèvent avec un mouvement de reins pareil à celui d’un arbre qui se redresse une fois le vent passé. Dans les saluts et révérences, leurs grands pantalons larges se bouffissent tout à coup comme des ballons ovales, puis semblent fondre, en vidant l’air qui les gonfle. De temps à autre, pendant la danse, le cornac qui les a amenés folâtre autour d’eux, leur embrassant le ventre, les reins et disant des facéties gaillardes pour épicer la chose, qui est déjà claire par elle-même. C’est trop beau pour que ce soit excitant. Je doute que les femmes vaillent les hommes ; la laideur de ceux-ci ajoute beaucoup comme Art. J’en ai gobé une migraine pour le reste de la journée.

L’autre jour, j’ai pris un bain. J’étais seul au fond de l’étuve, regardant le jour tomber par les grosses lentilles de verre qui sont au dôme. L’eau chaude coulait partout ; étendu comme un veau, je pensais à un tas de choses ; tous mes pores tranquillement se dilataient. C’est très voluptueux et d’une mélancolie douce, que de prendre ainsi un bain sans personne, perdu dans ces salles obscures où le moindre bruit retentit comme un coup de canon, tandis que les Kellaks nus s’appellent entre eux, et qu’ils vous manient, et vous retournent comme des embaumeurs qui vous disposeraient pour tombeau.

Nous avons été, moyennant batchi (le batchi et le coup de bâton sont le fond de l’Arabe ; on n’entend pas d’autre chose et on ne voit que ça), initiés.

On nous a mis des serpents autour du cou, autour des mains ; on a récité sur nos têtes des incantations ; on nous a soufflé dans la bouche : c’était très amusant. Les hommes qui exercent d’aussi coupables industries exécutent leurs viles jongleries, comme disait M. de Voltaire, avec une singulière habileté. À propos de M. de Voltaire, ce que tu me dis sur lui à propos de ta nuit passée à Mauny m’a ému. J’ai habité ce château pendant plusieurs mois, ayant deux ans et demi ; ce sont mes plus vieux souvenirs. Je me rappelle un rond de gazon, avec un maître d’hôtel en habit noir qui passait dessus, de grands arbres, et un long corridor au bout duquel, à gauche, était la chambre où je couchais.

Nous devisons avec des prêtres de toutes les religions. C’est quelquefois réellement beau comme poses et attitudes de gens. Nous faisons faire des traductions de chansons, de contes, de traditions, tout ce qu’il y a de plus populaire et oriental. Nous employons des savants, cela est littéral. Nous avons de bonnes touches, beaucoup d’insolence, énormément de liberté de langage. Le maître d’hôtel chez qui nous sommes trouve même que nous allons quelquefois un peu loin.

Un de ces jours nous allons nous livrer à la visite des sorciers. Toujours dans le but de ces vieux mouvements.

Pauvre cher bougre, j’ai bien envie de t’embrasser. Je serai content quand je reverrai ta figure. Hier, en lisant tes vers, j’ai exagéré mon exagération pour me faire plaisir et m’illusionner, comme si tu étais là.

Va voir souvent ma mère, soutiens-la, écris-lui quand elle sera absente ; la pauvre femme en a besoin. Tu feras là un acte de haut évangélisme, et comme étude tu y verras l’expansion pudique d’une bonne et droite nature. Ah ! pauvre vieux, sans elle et toi, je ne penserais guère à ma patrie, je veux dire à ma maison. Je vois ici de gentils exemples de bassesse : c’est antique. Vive un gouvernement despotique pour ravaler la dignité de l’homme ! Miséricorde, quelles canailles que tous ces bougres-là !

Le soir, quand tu es rentré, que les strophes ne vont pas, que tu penses à moi et que tu t’ennuies, appuyé du bout du coude sur ta table, prends un morceau de papier et envoie-moi tout, tout. J’ai mangé ta lettre et l’ai relue plusieurs fois.

Adieu, je t’embrasse et suis plus que jamais « Maréchal de Richelieu, juste-au-corps bleu, Mousquetaire gris, régence et cardinal Dubois », sacrebleu !

À toi, mon solide.