Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0240

Louis Conard (Volume 2p. 126-128).

240. À MADAME BONENFANT.
Le Caire, 5 [4] décembre 1849.

Et d’abord, chers parents, permettez-moi de vous dire que je ne sais comment vous remercier pour les bons soins que vous prodiguez à ma pauvre mère. Elle en a bien besoin, je vous assure, et sans vous je ne sais ce qu’elle deviendrait. Dans sa lettre que j’ai reçue hier, elle me parle de retourner à Rouen vers la fin de décembre. Je crois qu’elle fera bien d’y rester le moins longtemps possible et de retourner auprès de vous ; elle ne saurait être mieux nulle part ailleurs.

Quand tu me répondras, chère Olympe, dis-moi bien franchement comment elle va, si elle n’est pas trop triste. Ses lettres me paraissent bien raisonnables, mais j’ai peur qu’elle ne se batte un peu les flancs pour m’écrire et, de peur de m’attrister, fasse bonne contenance en dépit d’elle-même. En tout cas ne me cache rien. Je fais appel là-dessus à ta franchise et à ton bon cœur. Tu l’as sans doute bien embrassée quand je suis parti ; comme elle pleurait, n’est-ce pas ? Merci, ma grosse, pour tout ce que tu lui as donné de tendresse en cet affreux moment. Il n’y a rien de perdu ; je ramasse tout cela et le garde en un coin sûr.

J’espère bien que vous n’avez pas le toupet d’espérer de moi une relation de voyage. Il me manque, pour effectuer la chose, le temps. À peine, en voyage, si on a celui de respirer. Les soins matériels absorbent une quantité de quarts d’heure inconcevable. Pour acheter une pipe dans un bazar, c’est l’affaire d’une demi-journée, tant les marchands se disputent avec votre drogman, l’un voulant tromper l’autre. De là, cris, injures, coups : tableau ! Et la journée se passe ainsi. J’ai bien pensé au brave père Parain ce matin. Nous avons visité le bazar des orfèvres. Dans un couloir aussi étroit et aussi sombre qu’une tige de botte (lorsque, la tenant par les tirants, on cherche à découvrir le clou qui vous blesse le talon), rangés des deux côtés derrière de gros coffres en bois, fumant la pipe et buvant le café, il y a quantité de drôles en turban, penchés sur leur genou et occupés à gratter je ne sais quoi. Dans une espèce d’arrière-boutique flamboie la forge ; quelques gamins polissent des chaînes d’or. Des femmes voilées passent devant vous en criant des mots incompréhensibles ; ou bien c’est la tête de quelque chameau traversant le bazar, qui entre dans la boutique sans façon et regarde ce que l’on fait avec son grand air hébété. Voilà ce que c’est que le bazar des orfèvres. D’orfèvrerie on n’en voit pas ; tout est sous clef.