Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0241

Louis Conard (Volume 2p. 128-134).

241. À SA MÈRE.
Le Caire, 14 décembre 1849.

Si tu savais, chère vieille, combien de fois par jour, en voyant de belles choses, je te regrette et me figure ta mine garnie de lunettes, s’ébahissant à mes côtés. Aussi, de tout ce que je vois, je tâche de ramasser le plus possible pour t’en rapporter davantage. Comme nous causerons au retour, pauvre chère vieille ! Allons ! allons ! prends courage ! Ce temps, qui te paraît si long maintenant, dans quelques mois te semblera avoir passé vite. Tu ne te rappelleras plus alors que l’uniformité de ton inquiétude, sans toutes les intermittences qui peuvent maintenant en mesurer l’étendue. Quand je dis intermittences, je me trompe sans doute, car je suis sûr que tu ne désinquiétudes pas et que, du matin au soir (et surtout du soir au matin), tu es à te creuser la tête pour imaginer un tas de dangers, qui n’ont jamais existé que dans ta cervelle. La lettre d’aujourd’hui, par exemple, me paraît plus triste que les autres. Comme tu vas t’ennuyer, à Rouen ! Comme tu vas regarder ton feu brûler et la pluie couler sur les carreaux ! Fais venir Bouilhet, vous causerez de moi ensemble. Tu sais qu’il est d’une timidité ridicule, et s’il ne t’a pas écrit (ce qui ne m’étonnerait guère), ou s’il ne vient pas subito te voir, sachant ton retour à Rouen, c’est qu’il y a là plus de gaucherie qu’autre chose.

Ma lettre t’arrivera après le jour de l’an. À cette époque nous ferons nos préparatifs pour le voyage du Nil. Nous aurons une belle cange avec dix marins à nous (chaque homme 15 francs par mois), et des lettres de recommandation pour tous les gouverneurs. Il n’y aurait même rien d’étonnant quand Soliman-Pacha nous accompagnerait une partie du voyage (ce qui nous dérangerait un peu, par parenthèse). Nous aurons sur notre bateau une masse de pipes, force tarbouch, chibouk et tarabouk (tambour), etc., etc. Oui, nous avons un bon chic. Le soleil s’est enfin décidé à me culotter la peau : je passe au bronze (ce qui me satisfait) ; j’engraisse (ce qui me désole) ; ma barbe pousse comme une savane d’Amérique. Je dors des douze heures de suite sans [me] réveiller, enfin j’ai l’air d’un vieux roquentin. J’ai une bonne boule et suis satisfait de moi. Quant à la vanité, rassure-toi, Pauvre vieille ; je ne suis pas encore ivre d’encens et je crois qu’au retour je ne ferai pas semblant de ne pas te reconnaître.

Nous avons cette semaine fait une petite excursion de six jours à Giseh, aux Pyramides, à Sakkara et à Memphis. À Sakkara j’ai ramassé dans leur pot des momies d’ibis que nous remporterons. Quant à des momies humaines, c’est fort difficile à exporter, toutes les antiquités étant arrêtées à la douane. Du reste, si ce n’est pas plus malaisé pour sortir que pour entrer, l’affaire sera bâclée aisément. Nous sommes entrés à Alexandrie sans qu’on ait ouvert nos bagages (1,200 livres). Nous avons donné cinquante sols, et tout a été dit. Voilà donc dix jours que nous avons passés à peu près entièrement dans le désert, couchant sous la tente, vivant avec les Bédouins (lesquels sont très gais et les meilleurs gens du monde), mangeant des tourterelles, buvant du lait de buffle, et entendant la nuit glapir ces vieux chacals que nous voyons le soir et le matin galoper entre les monticules de sables voisins. J’adore le désert ; l’air y est sec et vif comme celui des bords de la mer, rapprochement d’autant plus juste qu’en passant la langue sur sa moustache, on se sale le palais. On y respire à pleins poumons. Nos chevaux étaient ferrés avec un fer plein (comme un soulier) pour mieux courir sur le sable ; nous les lancions à fond de train, nous dévorions l’espace, nous faisions une masse de charges. Pour te rassurer dès à présent quant au désert (relativement à notre voyage du Sinaï que nous ferons vers le mois d’avril probablement), apprends, pauvre vieille, qu’il n’y a dans le désert ni ophtalmie, ni dysenterie, ni fièvre. Il n’y a rien et puis c’est tout ; le seul danger sérieux est d’y crever de faim ou de soif quand on n’a de pas provisions. Nous avons un drogman parfait, homme d’une cinquantaine d’années, Italien, aux trois quarts Arabe, grand drôle flegmatique, connaissant les coins et recoins de toute l’Égypte, excellent dans tous les marchés que nous faisons et qui, au milieu d’une vingtaine d’Arabes, est curieux à voir. Pour une piastre (5 sols) il se chamaille avec eux pendant une heure. Alors son grand œil noir s’allume, il gesticule, pâlit, crie et finit par les faire taire. Il est bon cuisinier, nous prie de lui laisser nous faire des plats sucrés, sait empailler les oiseaux, estamper les bas-reliefs. Il fait tous les métiers possibles et ne rit jamais que lorsqu’il a pris un raccourci pour nous mener d’un endroit à l’autre. Alors il met les poings sur les hanches, baisse le nez et se tortille en grimpant sur sa bourrique. Dans l’intérieur du Caire nous ne sortons pas des ânes ; ou plutôt nous ne sortons pas sans âne. Les rues sont si étroites qu’il n’y a pas moyen d’avoir d’autre monture et la ville est si grande qu’on ne saurait faire une course à pied. Depuis les grands seigneurs jusqu’aux nettoyeurs de pipes, tout le monde trottine sur son baudet. On crie, on se range, on se frôle les uns les autres, on passe et l’on disparaît, le tout sans encombre ni accident. Les trois quarts des rues ne sont guère plus grandes que la rue du Petit-Puits. Par le haut, les maisons font toucher leurs balcons de bois ciselés. On entend des voix chanter de derrière les murs ou bien résonner de temps à autre le singulier cri de joie des femmes arabes, qui ressemble à un trille de clarinette. En fait de baladins, farceurs et danseuses, c’est, à ce qu’il paraît, dans la Haute-Égypte que nous pourrons nous donner une bosse de cette bonne couleur tant rêvée.

Nous sommes arrivés au bas de la colline où se trouvent les pyramides, il y a aujourd’hui huit jours (vendredi), à 4 heures du soir. C’est là que commence le désert. Ç’a été plus fort que moi, j’ai lancé mon cheval à fond de train. Maxime m’a imité et je suis arrivé au pied du Sphinx. En voyant cela, qui est indescriptible (il faudrait dix pages, quelles pages !), la tête m’a un moment tourné, et mon compagnon était blanc comme le papier sur lequel j’écris. Au coucher du soleil, le Sphinx et les trois pyramides toutes roses semblaient noyés dans la lumière ; le vieux monstre nous regardait d’un air terrifiant et immobile. Jamais je n’oublierai cette singulière impression. Nous y avons couché trois nuits, au pied de ces vieilles bougresses de pyramides, et franchement c’est chouette. Plus on les voit, plus elles paraissent grandes ; les pierres, qui à vingt pas semblent grosses comme des pavés de rues, ont la taille d’un homme environ et, quand on monte sur elles, cela grandit au fur et à mesure comme lorsqu’on gravit une montagne. Dès le lendemain matin, avant le jour, nous avons commencé l’ascension. Les Arabes qui vous mènent sont si adroits, deux par devant qui vous tirent et deux par derrière qui vous poussent, que l’on est entraîné presque malgré soi. Moi qui n’ai pas le vent long, je n’en pouvais plus d’essoufflement quand je suis arrivé en haut. C’est l’affaire d’un petit quart d’heure.

Le reste de la journée a été employé à visiter l’intérieur des pyramides, les hypogées, les tombeaux où je ne suis pas descendu, de peur du vertige, descente dangereuse d’ailleurs et qui ne récompense pas du mal que l’on se donne. Nous avons reçu des Anglais voyageurs sous notre tente. Nous leur avons offert la pipe et le café et échangé toutes sortes de politesses. Le lendemain, course à cheval dans l’intérieur du désert ; photographie, notes. Le vent, la nuit, donnait des coups dans notre tente comme dans la voile d’un navire. Notre lanterne brûlait suspendue au milieu ; les chevaux, attachés à des piquets, soufflaient. Giuseppe, l’écumoire à la main, marmitonnait la cuisine, et autour de leurs feux nos Arabes chantaient des litanies ou écoutaient un d’entre eux raconter une histoire. Pour dormir, ils font des trous dans le sable avec leurs mains et se couchent dans ces sortes de fosses comme des cadavres. On ne sort pas ici des tombeaux, des momies, des débris de toute espèce ; la terre des environs de Sakkara est littéralement composée d’ossements humains. Pour arranger la bride de mon cheval, mon saïs (valet de pied qui court devant les chevaux) a pris un os, en guise d’autre chose. Le sol, en cet endroit, est effondré par des souterrains qui étaient des nécropoles.

À Memphis nous avons campé au bord d’un lac, dans un bois de palmiers, près du colosse de Sésostris étendu sur le ventre dans la boue. Il ne reste rien de Memphis. Il n’y a que des palmiers, quelques troupeaux de chèvres, une belle herbe verte et, çà et là, quelque pauvre Arabe qui fuit à toutes jambes devant vous quand vous galopez vers lui. Je m’aperçois que les Francs sont fort respectés. Nos armes et le souvenir de Napoléon y sont pour beaucoup ; mais il faut dire aussi que beaucoup d’officiers de l’armée du pacha sont des Français et que les pauvres diables ne savent jamais à qui ils ont affaire. Avant-hier matin, 12, anniversaire de ma naissance, nous sommes revenus au Caire par une autre route, marchant tout le temps sous les palmiers ou au bord du Nil et allant au petit pas pour faire durer le plaisir ; aussi avons-nous mis sept heures pour une route qui en demande quatre.

Je t’ai parlé de verdure. Cela peut te sembler drôle. Mais il y a en Égypte deux choses, l’Égypte proprement dite, la vallée, tout ce qui reçoit l’inondation, qui est plus vert que la Normandie, et immédiatement à côté le sable aride, le désert, de sorte que ces deux couleurs tranchent brutalement côte à côte, dans la même vue, comme du haut des pyramides, par exemple. Vous voyez des champs, des prairies, des mosquées, et le désert, cette grande polissonne d’étendue qui est violette au soleil levant, grise en plein midi, et rose le soir. Ah ! tout cela est bien farce.