Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0232

Louis Conard (Volume 2p. 99-102).

232. À SA MÈRE.
Marseille, 2 novembre 1849.

J’ai reçu ce matin, pauvre chérie, ta lettre no 3 du 28, envoyée à Paris. J’espère que demain j’en aurai une adressée à Marseille directement. Quant aux miennes, tout le temps que j’ai été à Paris tu as dû en recevoir à peu près tous les jours. De plus, je t’en ai écrit une de Lyon et celle-ci, que je t’écris maintenant, te fût parvenue un jour plus tôt sans les brouillards du Rhône, qui nous ont retardés de 4 heures avant-hier. Du reste je t’écrirai encore demain et mercredi prochain je t’écrirai de Malte. Ainsi, 48 heures après que tu auras reçu ma lettre je serai occupé à t’en envoyer une autre. Tu vois donc, pauvre chère vieille, que cela n’est pas le diable. Quant à toi, tu peux m’écrire à Alexandrie de suite.

Tu dis que les récits de voyage sont bien loin de nous. Eh bien ! pour te prouver le contraire, je vais t’envoyer celui de Paris à Marseille. Quand il a fallu partir de chez Max, tout le monde était en eau, surtout ce pauvre Cormenin qui n’en pouvait plus et faisait pitié. Aimée, Jenny, la portière, etc., tout cela sanglotait et me faisait mille recommandations.

Dans la cour de la diligence nous avons trouvé Pradier qui s’est écrié (il faisait très beau soleil) : « Fameux, fameux ! Savez-vous ce que j’ai vu ce matin à mon baromètre ? Beau fixe. C’est bon signe ; je suis superstitieux, ça m’a fait plaisir. » Toi qui connais l’homme, tu peux t’imaginer la scène augmentée de son chapeau, de ses longs cheveux, etc. C’était dans la même cour où je me suis embarqué pour la Corse, à la même place, à peu près à la même heure. Le premier voyage a été bon, le deuxième sera de même, pauvre vieille. Tous les gens que nous voyons nous l’affirment. À Lyon, nous avons vu Gleyre[1], un peintre qui a longtemps habité l’Orient (5 ans) ; il a été jusqu’en Abyssinie. D’après ses conseils nous resterons peut-être plus longtemps en Égypte que nous ne lavions décidé, quitte à sacrifier ou à bâcler le reste de notre voyage. Ce qu’il y a de certain, c’est que déjà nous avons retranché le Kurdistan, pays compris entre la Syrie du Nord et la Perse. C’est trois mois de moins et le seul passage qui offrît quelque danger. Nous prendrions les bateaux à vapeur et un voyage de quatre mois se réduirait à quinze jours. Au reste, il n’est question maintenant que de l’Égypte et nous ne pensons qu’à elle. Le reste dépendra de mille choses et surtout de toi. Si tu t’ennuies trop, si tu me rappelles, tu sais bien que je reviendrai, pauvre vieille.

Nous venons à l’instant de faire une visite à Clot-Bey qui, au lieu d’être au Caire, se trouve à Marseille. Il va nous charger de lettres et de recommandations. Selon lui, un voyage en Égypte n’est pas plus qu’un voyage à Marseille. Il ira cet hiver à Paris. M. Cloquet te fera faire sa connaissance et tu pourras te rassurer auprès de lui. Il nous a dit qu’il m’y avait en Égypte à craindre ni brigands, ni fièvres, ni ophtalmies (en prenant des précautions). La seule chose qu’il nous ait bien recommandée, c’est d’éviter le froid des nuits. Mais nos flanelles et nos pelisses sont là.

Nous avons visité tantôt notre paquebot, le Nil, par lequel nous devons partir après-demain matin dimanche, à 8 heures. Il est superbe et toi qui aimes surtout les grosses embarcations, il te conviendrait, car c’est le plus gros de tous ceux qui sont dans le port. Le père Cauvière nous à recommandés au capitaine ; nos chambres sont choisies. Le capitaine nous donnera la sienne si je suis trop malade de la mer. Tu vois, pauvre vieille chérie, que l’on soigne ton poulot. Nous avons des balles d’une importance superbe. Sur le paquebot le Rhône on accablait Sassetti de questions pour savoir quelles étaient nos seigneuries. C’est un drôle de garçon qui n’est embarrassé de rien et connaît tout. Il est parti ce matin déjeuner chez la contrebasse du théâtre qui est un de ses amis, ce qui lui a valu d’entendre hier au soir la Juive pour rien, dans l’orchestre, parmi les musiciens, comme un artiste. Je crois que c’est un bon choix. Il nous sert très bien.

Ce matin j’ai reçu de Lauvergne une lettre pour Soliman-Pacha, général en chef de l’armée d’Égypte. J’y suis crânement recommandé. Le paragraphe qui me concerne commence ainsi : « C’est un homme puissant par la pensée » et tout le reste est dans ce goût-là.

Allons, pauvre adorée de mon cœur, prends courage, tu verras comme la première lettre que tu recevras d’Égypte te fera plaisir. Lis, tâche de lire, occupe-toi. Embrasse bien la petite fille. Je pense à elle souvent. Parle de moi, tâche qu’on en parle. Dis au père Parain qu’il boive de temps à autre un verre de kirsch à ma santé. Ici, un voyage en Orient est si peu de chose que le moindre décrotteur vous parle de Jérusalem, du Caire et de Persépolis comme de rien du tout. Ça ravale la bonne opinion qu’ont d’eux-mêmes les gens qui croient faire un grand coup en y allant. Adieu, mille baisers, mile tendresses. Demain je t’enverrai un bout de lettre, mais comme je l’écrirai probablement l’heure de la poste passée, il y aura un jour d’intervalle entre les deux. Encore une bonne embrassade.


  1. Voir Notes de Voyages, I, p. 81.