Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0233
Ah ! pauvre mère, que je voudrais pouvoir me glisser dans mes lettres, entre ces plis de papier sur lesquels je verse un long regard de tendresse. Écris-moi des volumes, dis-moi tout ce que tu veux, épanche-toi.
Aujourd’hui nous avons embarqué notre bagage. Tous ces messieurs du bord sont charmants. Maxime a reconnu le médecin pour avoir déjà navigué avec lui. Reconnaissance, embrassade. Tableau. Nous partons avec le consul de Manille qui traverse pour se rendre dans l’Inde, et le consul de Tripoli qui se rend à Malte avec sa famille. Nous serons, je pense, aussi bien que possible, sauf le mal de mer auquel il faut se résigner, quoique le docteur Barthélemy (un élève de M. Cloquet), le médecin même du bord, prétende qu’il réussit quelquefois à le guérir.
Clot-Bey, auquel nous venons de faire nos adieux (je t’ai dit, je crois, qu’il est à Marseille et non au Caire), nous donne quantité de lettres pour l’Égypte ; ce ne sont qu’ingénieurs, généraux, beys, pachas, etc. Il nous engage à nous dépêcher au commencement, c’est-à-dire à Alexandrie où il n’y a pas grand-chose à voir, afin de tâcher de partir du Caire avec l’expédition annuelle du miri (prélèvement de l’impôt) qui va partir pour la Haute-Égypte. Ce serait plus amusant, plus commode et plus économique ; nous voyagerions avec une armée. Quel choix ! C’est ça qui serait pompadour, maréchal de Richelieu et surtout mousquetaire gris ! Il nous a dit que pour nos communications de lettres sur le Nil ce serait assez facile, surtout pour les faire aller en France, plus que pour en recevoir. Il y a sur tous les bords du fleuve des gouverneurs auxquels nous serons adressés, dans le cas où nous irions seuls, et de place en place (jusqu’en Abyssinie même !), des médecins francs. Tu vois, pauvre mère, qu’il n’est pas possible de voyager dans de meilleures conditions ! Clot-Bey m’a l’air d’un excellent bougre dans toute la force du terme. Il ira à Paris d’ici un mois ou deux. Écris à M. Cloquet de t’en prévenir. Tu dînerais avec lui ; cela te ferait grand bien. Il te rassurerait beaucoup.
Parle-moi de ta santé, pauvre chérie ; ne me cache rien. As-tu été reprise de tes crachements de sang ? Et les migraines ? etc. Moi, à cause du froid (car il ne fait pas chaud du tout, le temps est sec) et par précaution, j’ai dès maintenant endossé la chemise de flanelle. Me voilà donc condamné au gilet de santé.
Bouilhet doit t’écrire ; il me l’a promis en partant. Tâche de t’habituer à Nogent. Si tu revenais à Rouen tu t’embêterais peut-être encore plus. Je voudrais bien que l’été fût venu pour que tu puisses un peu voyager en Angleterre. Adieu, pauvre vieille ; ne pleure pas. Dans 72 heures je t’écrirai de Malte, sous les orangers ; mais quel dégobillage d’ici là, peûh, peûh ! Ah peûh !
Adieu, je embrasse sur tes deux longues joues creuses.