Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0211
Les détails du ménage d’Emma Marguerite m’ont peu charmé ; c’est bien commun. Il y a des satisfactions bourgeoises qui dégoûtent, et de ces bonheurs ordinaires dont la vulgarité me répugne.
C’est pour cela que je suis toujours prévenu contre Béranger, avec ses amours dans les greniers, et son idéalisation du médiocre. Je n’ai jamais compris que dans un grenier on fût bien à vingt ans. Et dans un palais, y sera-t-on mal ? Est-ce que le poète n’est pas fait pour nous transporter ailleurs ?
Je n’aime pas à retrouver l’amour de la grisette, la loge du portier et mon habit râpé, là où je vais pour oublier tout cela. Que les gens qui sont heureux là dedans s’y tiennent ; mais donner cela comme du beau, non, non ! J’aime encore mieux rêver, dussé-je en souffrir, des divans de peaux de cygne, et des hamacs en plume de colibri.
Quelle singulière idée tu as de vouloir que l’on continue Candide ! Est-ce que c’est possible ? Qui le fera ? Qui pourrait le faire ? Il y a des œuvres tellement épouvantablement grandes — celle-là est du nombre — qu’elles écraseraient celui qui voudrait les porter. Armure de géant, le nain qui se la mettrait sur le dos en serait assommé avant d’avoir fait un pas.
Tu n’admires pas assez, tu ne respectes pas assez. Tu as bien l’amour de l’Art, mais tu n’en as pas la religion. Si tu goûtais une délectation profonde et pure dans la contemplation des chefs-d’œuvre, tu n’aurais pas parfois sur leur compte de si étranges réticences. Telle que tu es pourtant, on ne peut pas s’empêcher d’avoir pour toi une tendresse et une propension involontaires.
Adieu, le tien.