Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0212

Louis Conard (Volume 2p. 68-71).

212. À LOUISE COLET.
Mardi midi. [Rouen, sans date]

Tu m’engages à ne pas t’écrire si ça m’ennuie, ou puisque ça m’ennuie, dis-tu. Je suivrais ce conseil, s’il était bien vrai que cela m’assommât, pour me servir de ton mot, « ne sachant point souffrir contradiction ni débat chez moi ». Ce serait du reste assez mal ; car, n’aurais-je pas pour toi le plus petit sentiment, après tout ce que tu me donnes je devrais toujours m’efforcer de t’en rendre quelque chose. Et c’est parce que je ne m’efforce pas et que je ne me fouette pas que je te parais si cruellement froid et si étrangement insensible.

Il est permis de tout faire, si ce n’est faire souffrir les autres ; voilà toute ma morale. Mais quand les autres souffrent malgré vous ? Quand cela est le résultat d’une volonté fatale et au-dessus de la nôtre, et comme la pure expression de la constitution interne de la vie, que dire ? Que faire ? Quel remède ?

Le caillou peut se plaindre quand il est écrasé par le pied du cheval, et cependant les éclats du silex entrent dans la corne de l’animal. Il en saigne et il en boite, mais il continue à courir !

Tu avais espéré le feu qui brûle, flambe, éclaire, envoie des clartés joyeuses, fait sécher les boiseries humides, assainit l’air et redonne la vie. Hélas ! je ne suis qu’une pauvre lampe de nuit, dont la mèche rouge pétille dans une mauvaise huile toute pleine d’eau et de poussière.

Je m’étais dit : « Si faible que soit cette clarté, si tiède que soit ce rayon, ce sera toujours quelque chose pour cette pauvre âme. » J’aurais voulu éclairer un peu ta vie, la dorer d’une teinte douce où le sentiment, l’esprit et le plaisir se seraient trouvés fondus à dose égale. Il n’y eût eu qu’agrément et que charme. Et j’ai retrouvé toutes les âcretés qui m’ont usé et tous les épouvantements par où j’avais passé !

La faute n’en est ni à moi ni à toi, mais à Dieu qui fait tout pour le mieux harmonique et tout pour le pire relatif.

J’irai, je crois, à Paris dans un bon mois ou six semaines. Tu me reverras maigri aussi, si tu l’es. La bague que je porte à mon doigt, et qui me le serrait autrefois, en tombe maintenant quand je secoue la main.

Nous nous reverrons donc, tu auras une joie ; puis, je repartirai, et ainsi toujours. Tu me réaccuseras encore, tu me maudiras peut-être de nouveau ; c’est là l’éternel cercle.

Comment, chère amie, peux-tu supposer que je sois assez indifférent à tout ce qui te touche pour que tu m’écrives que je m’inquiète peu de ton drame ? J’y pense souvent. Je rêve de la première représentation comme si c’était moi. Es-tu sûre que Rachel se charge du rôle ? Comment t’y es-tu prise, l’œuvre avance-t-elle ? Toute la vanité littéraire que je n’ai plus (je l’ai réduite en miettes imperceptibles à force de bon sens), je l’ai reportée sur les autres. Quand les mères vieillissent, elles ne sont plus coquettes pour elles, tu sais !

Je lis maintenant du Théocrite et du Lucrèce. Je commence à les comprendre. Quels artistes que ces anciens ! Et quelles langues que ces langues-là ! Toutes celles que nous pourrons faire, va, ne vaudront jamais celles-là

C’est là qu’il faut vivre, c’est là qu’il faut aller, dans la région du soleil, au pays du Beau. Les gens qui entendent la vie matérielle, quand il pleut l’hiver ferment leurs volets, allument vingt-cinq bougies, font un grand feu, conditionnent un punch et se couchent sur des peaux de tigre, à fumer des cigarettes.

Il faut prendre cela au sens moral et, comme dit le proverbe persan, « boucher les cinq fenêtres afin que la maison y voie plus clair ».

Fourmi, qu’est-ce que me fait le monde à moi ? Qu’il tourne à sa fantaisie ! Je vis dans ma petite demeure que je tapisse de poussière de diamants.

Je lis aussi du Byron, et toujours les Livres Saints. Je fume, je prends l’air sur mon balcon et puis c’est tout. La vie se passe tout de même.

Écoute ici un conseil médical : prends beaucoup de bains. Il y a quelque temps, j’étais fort irrité (c’était le résultat d’une grande colère qui m’avait duré plusieurs jours). Je me suis mis à ce régime et je m’en suis fort bien trouvé.

Adieu, chère amie, et puisque tu ne veux pas que j’embrasse ton front, je passe ma main sous tes papillotes, je te prends par les oreilles, et ce baiser je le mets sur ta bouche.