Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0210

Louis Conard (Volume 2p. 62-66).

210. À LOUISE COLET.
[Rouen.] 1847.

Tu donnes dans cette manie des parents qui, cherchant une cause aux fredaines de leurs fils, la trouvent invariablement dans l’influence qu’exerce sur eux quelque mauvais garnement de leur connaissance et qui, le plus souvent, est étranger complètement à tous ces faits dont on leur attribue l’origine. Toujours Du Camp ! éternellement Du Camp ! Ça devient en toi une maladie chronique. Franchement tu me prends pour un imbécile. Crois-tu que je n’agis qu’avec sa permission ? Rassure-toi. Sache d’abord qu’il ne lit pas du tout tes lettres quand il est ici — d’ailleurs il n’y est plus depuis quelque temps déjà — et, en second lieu, que je conserve encore quelque peu de mon libre arbitre. Quant à la conduite qu’il a tenue vis-à-vis de toi, il a cessé de te fréquenter sur une lettre où tu l’invectivais pour t’avoir refusé sa porte à une heure où il avait une femme chez lui. Quand on fait ses affaires, on fait mal, ordinairement, celles des autres. C’est ce qui est arrivé. S’il n’avait pas eu de son côté une attache, il aurait été peut-être plus liant et plus patient. Mais, au fond, il trouvait que tu lui donnais beaucoup d’occupations. S’il a eu un autre motif pour rompre avec toi, il ne me l’a pas dit. Maintenant quant à te nuire vis-à-vis de moi, détrompe-toi : il ne m’a jamais donné sur ce chapitre aucun conseil ni avis. Au contraire il m’a dit toujours que tu m’aimais beaucoup. Voilà la vérité simple et pure. N’en parlons plus si ça t’est indifférent.

Je t’ai dit que j’irais voir pour ton drame. J’irai. Si tu veux me l’envoyer pour le lire, envoie-le moi à la fin de ce mois. J’aurai fini mon voyage et pourrai l’étudier plus tranquillement.

Tu es tellement disposée à tout prendre mal que cette expression de « vieille amie », que j’avais crue affectueuse, tu y as vu une intention ironique et tu me la répètes pour me le faire sentir. Tu ajoutes que je serais piqué si je te savais avoir cette paix du cœur que je te souhaite. Ah tu me connais mal ! Tu ne me connais guère. On dit que c’est le premier amour qui est le plus fort. Je me rappelle celui-là, quoique ce soit de l’histoire bien ancienne et que c’est si vieux qu’il me semble que ce n’est pas moi qui l’ai eu. Eh bien, dans ce temps-là, la femme que j’aimais m’aurait dit d’aller à trente lieues lui chercher un homme, j’y serais parti en courant et j’aurais été heureux de son bonheur. Il est vrai que je n’ai jamais été jaloux et qu’on m’a toujours accusé de n’avoir pas d’âme. Et tu crois que maintenant, maintenant, après toutes les pluies qui m’ont tanné le cuir, je te tourmente à plaisir, que je pose et que je grimace ! Ah ma foi non ! J’en aurais l’intention, que le courage me manquerait. Je ne suis ni chaste, ni fort, mais faible et malléable : un rien m’émeut. Que ne suis-je insensible, au contraire ! Je n’aurais pas eu, ce soir encore, pendant une belle demi-heure, des bougies qui me dansaient devant les yeux et m’empêchaient de voir.

Causer d’Art comme avec un indifférent, dis-tu. Tu causes donc d’Art avec les indifférents ? Tu regardes ce sujet comme tout secondaire, comme quelque chose d’amusant, entre la politique et les nouvelles ? Pas moi, pas moi ! J’ai revu ces jours-ci un ami qui habite hors la France. Nous avons été élevés ensemble ; il m’a entretenu de notre enfance, de mon père, de ma sœur… du collège, etc. Tu crois que je lui ai parlé de ce qui me touche de plus près, de plus haut du moins, de mes amours et de mes enthousiasmes ? Je l’ai bien évité, vive Dieu ! car il aurait marché dessus. L’esprit a sa pudeur. Il m’a assommé et je souhaitais son départ au bout de deux heures, ce qui n’empêche pas que je lui suis tout dévoué et que je l’aime beaucoup, si on appelle ça aimer. De qui causer si ce n’est d’Art, est-ce avec le premier venu ? (Sic.) Tu es plus heureuse que moi alors, car moi je ne trouve personne.

Tu veux que je sois franc ? Eh bien je vais l’être. Un jour, le jour de Mantes, sous les arbres, tu m’as dit « que tu ne donnerais pas ton bonheur pour la gloire de Corneille ». T’en souviens-tu ? Ai-je bonne mémoire ? Si tu savais quelle glace tu m’as versée là dans les entrailles et quelle stupéfaction tu m’as causée ! La gloire ! la gloire ! mais qu’est-ce que c’est que la gloire ! Ce n’est rien. C’est le bruit extérieur du plaisir que l’Art nous donne. « Pour la gloire de Corneille » ; mais pour être Corneille ! pour se sentir Corneille ?

Je t’ai toujours vue d’ailleurs mêler à l’Art un tas d’autres choses, le patriotisme, l’amour, que sais-je ? un tas de choses qui lui sont étrangères pour moi, et qui, loin de l’agrandir, à mes yeux le rétrécissaient. Voilà un des abîmes qu’il y a entre nous. C’est toi qui l’as ouvert et qui me l’as montré.

Oui, quand je t’ai connue, j’ai été de suite disposé à t’aimer, je t’ai aimée. Après t’avoir eue je n’ai pas senti la lassitude que les hommes prétendent être infaillible, et j’ai été poussé vers toi de tout mon cœur et de tout mon corps. Mais à chaque fois que j’y allais, il surgissait un débat, une querelle, une bouderie, un mot qui te blessait, une aventure enfin qui surgissait de terre et qui, comme un glaive à deux tranchants nous faisait saigner l’un et l’autre. Je ne peux pas penser à toi, et aux meilleurs souvenirs qui en viennent, sans qu’ils ne soient gâtés de suite par l’idée d’une de tes souffrances qui s’y mêle. Quand j’allais à Paris, c’étaient mes départs qui te faisaient pleurer ; maintenant c’est de ce que je n’y vais pas que tu m’en veux. Tu en arrives à me haïr à travers ton amour. Tu le voudrais du moins. Que cela arrive donc si tu en dois être moins malheureuse ! À d’autres âges, et dans d’autres circonstances, nous eussions peut-être bu la coupe en y mettant moins de fiel. Mais nous nous sommes rencontrés déjà plus que mûrs sous le rapport du cœur, ô ma vieille amie, et nous avons fait mauvais ménage, comme les gens qui se marient vieux. À qui la faute ? Ni à l’un, ni à l’autre ; à tous les deux peut-être. Tu ne m’as pas voulu comprendre et moi je ne t’ai peut-être pas comprise. J’ai heurté en toi beaucoup de choses ; tu m’as souvent démesurément froissé. Mais j’y suis si habitué que je n’y aurais pris garde si tu ne m’avais averti toi-même de tous les coups que je te donnais. C’est lamentable pourtant, car j’aime ton visage et tout ton être m’est doux ! Mais, mais je suis si las ! si ennuyé, si radicalement impuissant à faire le bonheur de qui que ce soit ! Te rendre heureuse ! Ah pauvre Louise, moi rendre une femme heureuse ! Je ne sais seulement pas [faire] jouer un enfant. Ma mère me retire sa petite quand j’y touche, car je la fais crier, et elle est comme toi, elle veut venir près de moi et m’appelle.

Oui, je me ferme, je m’éteins, ma mémoire s’en va chaque jour. Je m’aperçois que j’ignore complètement beaucoup de choses que j’ai parfaitement sues. Si mon goût augmente, je n’en écris qu’avec plus de difficulté. La phrase ne coule plus, je l’arrache et elle me fait du mal en sortant.

J’en suis arrivé, relativement à l’art, à ce qu’on éprouve relativement à l’amour quand on a passé déjà quelques années à méditer sur ces matières. Il m’épouvante. Je ne sais pas si cela est clair ; il me semble que oui.

Réveille donc ton sens critique et prends-moi par le côté ridicule ; il est large en moi. Y es-tu décidée ? Je te faciliterai cette étude, elle m’amusera moi-même. Ce sera la contre-partie de tous les hymnes que je me suis chantés à ma louange, et quand le jour viendra où je ne te serai plus rien, écris-le, comme tu le dis, sans détour ni sans façon ; de ce jour-là commencera alors une nouvelle phase.

Addio Carissima.