Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0209

Louis Conard (Volume 2p. 59-62).

209. À LOUISE COLET.
[Croisset.] Dimanche.

Je pars demain d’ici pour Rouen et je vous envoie cette lettre. Je dis vous car le tutoiement, à ce qu’il paraît, a passé de mode ; c’est vous qui le voulez. Je vous écris donc encore d’ici, sur ma table dégarnie, car tout est emballé et expédié. Il me reste une goutte dans mon encrier, une plume aux trois quarts rongée et une feuille de papier. J’emploie le tout à votre souvenir. Est-ce galant ? vous qui m’accusez d’être si rustre ! Après tout, vous prouvez par là votre bon sens et vous vous rangez à l’avis commun. Mais savez-vous, chère Louise, que j’ai été un peu choqué de la catégorie où vous me faites entrer dans votre dernière lettre, et choqué de deux manières : dans ma petite vanité d’homme d’abord, et ensuite dans l’estime que j’ai pour votre esprit. Je rapporte les choses chronologiquement. « Dans le monde des étudiants, des viveurs, des jureurs et des fumeurs » dites-vous. Fumeurs, passe : je fume, refume et surfume de plus en plus, de bouche et de cerveau. Jureur, il y a encore du vrai ; mais je jure tellement en dedans qu’on doit me passer le peu qu’on en entend. Quant à étudiant, voilà qui m’humilie. Où diable avez-vous [vu] que j’aie ou aie eu la figure d’un étudiant ? Ce n’a jamais été, je crois, ni par la gaîté ni par les mœurs. Savez-vous qu’au temps où j’en subissais le titre, je n’en acceptais pas la position, moi qui vivais tout seul dans ma triste chambre de la rue de l’Est, qui descendais une fois par semaine de l’autre côté de l’eau et pour aller dîner, et encore ! moi qui ai passé ainsi deux ans à rugir de colère et à me cuire de chagrin ! Oh ! ma bonne vie d’étudiant ! Je ne souhaiterais pas à mon ennemi, si j’en avais un, une seule de ces semaines-là ; et c’est là, n’est-ce pas, que je suis devenu un viveur ! Il est joli votre viveur ! Il consomme plus de quinine que de rhum et ses orgies sont si bruyantes qu’on ne sait pas s’il existe encore, dans sa propre ville, dans celle où il est né et où il habite. J’aime à croire que vous rectifierez ce jugement qui est faux. Je souhaiterais qu’il fût vrai, voilà tout.

Pour ce qui est de l’hyperbole de Corneille, vous avez raison. Non seulement je crois, mais j’ai toujours cru « qu’un amour comme le mien ne pouvait entrer en comparaison ». Vous auriez seulement dû élargir la proposition et dire : n’importe quel espèce d’amour.

Si vous rétractez cette hyperbole, si vous vous en repentez enfin, il n’en est pas de même relativement à la mienne, à celle de la voiture. Oui je voudrais l’avoir, et je n’en ferais pas des bûches comme vous le présumez. N’était-elle pas très commode ? Non, non je ne crache pas sur ce souvenir. Je le bénis, je le respecte, je l’aime. Pourquoi aussi me reparler éternellement de D[u Camp] ? Je vous ai expliqué sa conduite, et ses raisons ; mais où avez-vous [vu] que je les approuvasse, ou que j’y aie donné la moindre adhésion ? J’ai exposé la vérité. Vous me demandiez de l’histoire ; j’en ai fait.

Tenez, dans ce moment-ci je voudrais vous voir, vous embrasser, vous parler doucement. Je suis sûr que vous m’écouteriez, que vous me tendriez à la fin une bonne main, une main attendrie et que vous concluriez comme mon professeur d’histoire par me dire : « drôle d’être », et puis ce serait tout.

Ah ! il faut que je vous remercie de l’offre obligeante que vous me faites pour les livres de Sainte-Geneviève ! Merci, ce serait trop long et trop difficile : à moi de vous expliquer ce que je veux, à vous de comprendre. Ce sont des recherches assez disséminées, qu’il faut que je fasse de côté et d’autre. J’avais le projet d’aller à Paris vers le milieu de février, époque où j’aurais quelques fonds nécessaires à y vivre.

Si votre drame n’est joué qu’à la fin, je retarderais de quelques jours ; ou bien, au contraire, j’avancerais mon voyage, pour y retourner ensuite exprès.

On termine ordinairement les lettres par une formule de politesse où le mot dévoué se trouve. Prenez la formule et ajoutez-y le sentiment et, de plus, sur vos deux mains, deux longs baisers que j’y dépose. Adieu, à vous, ex imo (ce qui veut dire : du fond, en latin).