Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0205
Tu as été malade, chère amie ; tu as souffert. Dois-je regretter de n’avoir pas été là ? J’aurais peut-être calmé tes douleurs. Peut-être, hélas, les aurais-je augmentées, puisque j’en suis la cause. Tâche de ne pas te plaire à la douleur ; elle a son charme comme tout ce qui est fort. Les fascinations de la tristesse ne sont pas moins dangereuses que celles du bonheur ; elles attirent même davantage. Tu me parles d’espèces d’hallucinations que tu as eues ; prends-y garde. On les a d’abord dans la tête, puis elles viennent devant les yeux. Le fantastique vous envahit, et ce sont d’atroces douleurs que celles-là. On se sent devenir fou. On l’est, et on en a conscience. On sent son âme vous échapper et toutes les forces physiques crient après pour la rappeler.
La mort doit être quelque chose de semblable, quand on en a conscience. Je ne vais pas non plus parfaitement bien, mais la machine est bonne, et, quoique les rouages grincent, faite pour durer longtemps. Je deviens de plus en plus sombre, de plus en plus âcre et hargneux. Je suis insupportable, je le sens. Tout me blesse et me froisse ; j’aurais besoin de quitter tout, d’aller vivre ailleurs, d’aspirer une bonne bouffée d’air. Il me faudrait de la brise. J’ai besoin de voir des arbres à grande chevelure et de chevaucher sur une grande route d’Asie, en plein soleil, dans de la lumière rouge. De même qu’on prend des bains sans être sale, une grande lessive intérieure me serait utile.
Tu crois que j’aime beaucoup l’étude et l’art parce que je m’en occupe. Si je me sondais bien, peut-être ne découvrirais-je à cela pas autre chose que de l’habitude. Je ne crois seulement qu’à l’éternité d’une chose, c’est à celle de l’Illusion, qui est la vraie vérité. Toutes les autres ne sont que relatives.
Ne me traite plus d’égoïste, même dans ton cœur. Je voudrais l’être, voilà tout. Fasse le ciel que j’y arrive !
Tu m’aimes toujours. Merci de tant d’amour ; il y a de quoi en combler un cœur avide. Il y a des trésors devant lesquels on s’assoit mélancolique, en songeant qu’ils ne sont pas faits pour nous. Qui est-ce qui a pensé à vouloir boire la mer ? Mais on vide un verre ! Tu m’as jugé trop grand, enfant. Si tu m’eusses vu comme me voit tout le monde, tu aurais passé près de moi sans me regarder, ou tu m’aurais quitté sans peine. Mais je ne te quitterai pas le premier. Pense toujours à moi, mais tâche de me juger, et ton esprit se vengera de ton cœur.
Pour moi, cœur et esprit t’aiment d’une façon étrange et malheureusement tournée.
Adieu, un baiser sur ton beau front.