Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0204

Louis Conard (Volume 2p. 48-50).

204. À LOUISE COLET.
[Croisset.] Sans date.

Je vous aurais répondu plus tôt, ma chère amie, si je n’étais tellement harassé de ma Bretagne (que j’ai grand hâte de finir) que je ne suis guère en état d’écrire même un bout de lettre. Répondez-moi, je vous prie. Comment va votre santé d’abord, et le drame ensuite ? Quant à moi, les nerfs me tourmentent toujours un peu, et de plus j’ai pour le moment un rhumatisme dans le cou, qui me donne un air assez ridicule. Mais tout cela serait peu de chose sans le style, qui me gêne beaucoup plus que toutes les maladies du monde. Voilà trois mois et demi que j’écris sans discontinuer du matin au soir. Je suis à bout de l’agacement permanent que cela me procure, dans l’impossibilité incessante où je me trouve de rendre. Les bourgeois auront beau dire, cette crème fouettée n’est pas facile à battre. Plus je vais, et plus je découvre de difficultés à écrire les choses les plus simples, et plus j’entrevois le vide de celles que j’avais jugées les meilleures. Heureusement que mon admiration des maîtres grandit à mesure et, loin de me désespérer par cet écrasant parallèle, cela ravive au contraire l’indomptable fantaisie que j’ai d’écrire.

Vous parlez de la Cléopâtre de Mme de Girardin. J’ai lu cette ratatouille et je trouve que votre jugement est encore bien favorable sur elle. Où diable aussi s’aller attaquer à des sujets pareils ? Il y a des idées tellement lourdes d’elles-mêmes qu’elles écrasent quiconque essaie de les soulever. Les beaux sujets font les œuvres médiocres.

Byron a échoué à Sardanapale. Quel est le peintre qui rendra la figure de César ? Et puis il a été donné à l’antiquité de produire des êtres qui ont, du fait de leur seule vie, dépassé tout rêve possible. Ceux qui les veulent reproduire ne les connaissent pas ; voilà ce que ça prouve. Quand on est jeune, on se laisse tenter volontiers par ces resplendissantes figures dont l’auréole arrive jusqu’à vous ; on tend les bras pour les rejoindre, on court vers elles… et elles reculent, elles reculent, elles montent dans leurs nuages, elles grandissent, elles s’illuminent et, comme le Christ aux apôtres, vous crient de ne pas chercher à les atteindre.

Je suis curieux de voir les remarques du Philosophe sur votre drame (et le drame lui-même, bien entendu). C’est un homme de goût, dans ce qu’il écrit du moins, et auquel il me semble que j’aurais confiance. Ne négligez rien, travaillez, refaites et ne laissez là l’œuvre que lorsque vous aurez la conviction de l’avoir amenée à tout le point de perfection qu’il vous était possible de lui donner. Le génie n’est pas rare maintenant, mais ce que personne n’a plus et ce qu’il faut tâcher d’avoir, c’est la conscience.

Je relis maintenant Don Quichotte dans la nouvelle traduction de Damas Hinard. J’en suis ébloui, j’en ai la maladie de l’Espagne. Quel livre ! quel livre ! comme cette poésie-là est gaiement mélancolique !

Le temps est gris, le ciel blanchâtre et sale, terne et tiède comme l’ennui. J’ai pour horizon, toute la journée, en travaillant, les pains de sucre de la boutique d’un épicier. Mon Dieu, que la vie est bête !

Vous ne me dites pas si l’officiel est toujours le même insupportable personnage ? Après ne pas vivre avec ceux qu’on aime, le plus grand supplice est de vivre avec ceux que l’on n’aime pas, c’est-à-dire avec plus des trois quarts du genre humain.

Adieu, ma chère Louise. Je vous embrasse tendrement sur le cœur. À vous.