Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0203
J’ai été malade tous ces jours-ci, ma chère amie. Mes nerfs m’ont repris. J’ai eu une attaque, il y a une huitaine et j’en suis resté passablement malaise et irrité. Le travail que je fais maintenant — j’écris enfin, chose rare chez moi — ne contribue pas peu non plus à me mettre dans un état peu normal. Voilà pourquoi je n’ai pas répondu à ta lettre, encore moins aimable que les autres, mais j’ai assez de bourrasques aussi pour tolérer les orages chez les autres. Convenons que l’homme (ou la femme ; l’un et l’autre vaut mieux) est une triste machine. Je suis furieusement lassé de la mienne. Il y a des saisons où il vous prend des redoublements de lassitude, comme on a après le dîner des envies de vomir. La vie après tout n’est-elle pas une indigestion continuelle ? Je te renverrai d’ici à peu les papiers Praslin. Je ne les ai pas lus, car M. et Mme Praslin m’assomment également. Mais quelque chose de sublime, c’est le discours du sieur Pasquier. Est-ce fin ? Miséricorde ! Quelle honnêteté de sentiments ! Quelle bénignité de style ! Ô pair de France, que nos morales et nos littératures diffèrent !
Nous sommes occupés maintenant à écrire notre voyage et, quoique ce travail ne demande ni grands raffinements d’effets ni dispositions préalables de masses, j’ai si peu l’habitude d’écrire et je deviens si hargneux là-dessus, surtout vis-à-vis de moi-même, qu’il ne laisse pas que de me donner assez de souci. C’est comme un homme qui a l’oreille juste et qui joue faux du violon ; ses doigts se refusent à reproduire juste le son dont il a conscience. Alors les larmes coulent des yeux du pauvre racleur et l’archet lui tombe des doigts…
Quand ce livre sera fini (dans 6 semaines environ), ce sera peut-être drôle à cause de sa bonne foi et de son sans-façon ; mais bon ? Au reste, comme nous le ferons recopier pour en avoir chacun un exemplaire, tu pourras le lire si tu veux.
Voilà bientôt le mois d’octobre. Quand est-ce que les Français rouvrent ? Quand présentes-tu ton drame ? Je suis fort impatient de cela. Si je ne veux pas de bruit pour moi (faisant un peu peut-être comme le renard ?), si de jour en jour j’en deviens plus reculé, plus insoucieux et plus insensible, toute ma vanité s’est reportée sur les autres.
Oh, pauvre amie, si l’on t’applaudit bien, crois-tu que les bravos ne retentiront pas encore plus fort dans mon cœur que dans la salle ?
Adieu. Sur le front un long et tendre baiser. À toi.