Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0202

Louis Conard (Volume 2p. 44-46).

202. À LOUISE COLET.
La Bouille. Vendredi soir.

Je reçois de Croisset votre lettre d’avant-hier. Encore des larmes, des récriminations et, ce qui est plus drôle, des injures. Et tout cela parce que je ne suis pas venu à un rendez-vous que je n’avais pas promis.

Vous me direz qu’il était entendu tacitement entre nous que je devais m’y rendre. Mais si je n’ai pu, s’il existait des motifs que vous ne pouviez connaître ? Alors que dans la colère égoïste de votre amour vous m’envoyez de si belles choses, s’il y avait des obstacles enfin, des obstacles insurmontables…

N’importe, n’est-ce pas ? Vous vous souciez fort peu de tout ce qui m’arrive. Qu’importe l’état où je suis ? Du moment que je ne quitte pas tout pour vous, j’ai tort, j’ai tort, et toujours tort.

Ah Louise ! vous dites que vous me plaignez ; eh bien, je vous plains aussi, car vous m’avez appris une triste chose : c’est qu’il y a tout autant d’amertume et de misères dans l’amour heureux que dans l’amour dédaigné.

Goutte à goutte, vous me les avez toutes distillées de façon, je vous jure, à n’en pas perdre le souvenir. Vous ne voulez pas du sentiment que j’ai pour vous, de cette pitié insultante qui ne provient, selon vous, que du remords. Ah ! vous parlez à un sourd. Je ne crois pas au remords. C’est un mot de mélodrame que je n’ai jamais cru vrai.

Vous déclarez que je devais au moins vous envoyer des fleurs le 29 juillet[1]. Vous savez bien que je n’admets pas davantage les devoirs. Vous frappez mal, en voulant frapper trop fort. Je ne ris pas de tout cela cependant comme vous le présumez, car je ne ris plus et pour cause ! Depuis quinze jours surtout, j’ai éprouvé de telles choses que j’en ai perdu l’habitude, pour le moment du moins. Cela reviendra peut-être.

Il me semble pourtant que la lettre que je vous ai écrite de Saint-Malo était affectueuse et bonne. Il paraît que non. Je me trompe peut-être.

Vous êtes comme les autres après tout, comme tout le monde. J’ai beau faire tout ce que je peux, je blesse toujours. Et moi ? Ah mais, on suppose toujours que non. C’est comme un homme qui en tombant d’un clocher en écrase un autre dans sa chute : on plaint beaucoup celui qui a été écrasé, mais celui qui, en écrasant, a été brisé du coup, ah bah ! c’était sa faute !

Quant à la lettre de Fougères, je ne l’ai pas reçue. J’avais dit qu’on la fît suivre à Trouville. À Trouville elle n’y était pas. J’ai écrit hier pour la ravoir. Je suis revenu vite, en toute hâte, et je n’ai pu par conséquent l’avoir. Nous sommes revenus quinze jours plus tôt que nous ne le devions primitivement, ma mère m’ayant écrit de revenir le plus tôt possible. Le pays est accablé de maladies d’enfants. Elle a fui de Croisset et s’est logée ici dans un taudis où j’ai le bonheur d’être. D’un moment à l’autre je m’attends à voir son enfant crever comme un pétard. J’y crois parce que je le redoute et que les choses que je crains ont l’habitude de se réaliser. Voilà pourquoi Max est revenu si vite à Paris, et juste le 29, sans qu’il y eût pour cela la moindre intention ironique, soyez-en bien sûre. Je n’ai pas le cœur à l’ironie, vu le pétrin où je suis plongé. Tout me craque dans les mains pour le quart d’heure, parents, amis, argent, et vous, vous sur qui je comptais toujours !

Vous me demandez un oubli absolu. Je pourrais vous en donner les marques ; mais que cela soit, au fond, non… Vous n’avez pu vous résigner à m’accepter avec les infirmités de ma position, avec les exigences de ma vie. Je vous avais donné le fond. Vous voulez encore le dessus, l’apparence, les soins, l’attention, les déplacements, tout ce que je me suis tué à vous faire comprendre que je ne pouvais vous donner.

Qu’il en soit comme vous voudrez ! Si vous me maudissez, moi je vous bénis et toujours mon cœur remuera à votre nom.

Vous croyez que je n’ai pas non plus fêté l’anniversaire mercredi et que je n’y songeais pas. — Adieu.


  1. Anniversaire de leur première nuit d’amour. Voir lettre no 112, t. I.