Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0201

Louis Conard (Volume 2p. 40-43).

201. À LOUISE COLET.
Dimanche, 11 h. du soir. [La Bouille, 29 août 1847.]

Non, je suis encore ici à La Bouille et ta lettre écrite mercredi au soir et timbrée de Paris du 26 ne m’a été renvoyée que hier dans la matinée. Mais, Dieu merci, à la fin de cette semaine nous déménageons ; aussi tu peux m’écrire à Croisset. À propos de lettre il me semblait que je t’avais répondu, relativement à celle de Fougères, que je l’avais reçue ; sois sans crainte.

Tant mieux pour toi que l’officiel soit enfin parti. Il y a des gens dont la présence étouffe. Je suis aise pour toi de ce débarras. Ce ne sont pas en effet les grands malheurs qui sont à craindre dans la vie, mais les petits. J’ai plus peur des piqûres d’épingle que des coups de sabre. De même qu’on n’a pas besoin à toute heure de dévouements et de sacrifices, mais qu’il nous faut toujours, de la part d’autrui, des semblants d’amitié et d’affection, des attentions et des manières enfin. J’éprouve la vérité de ceci fort cruellement dans ma famille, où je subis maintenant tous les embêtements, toutes les amertumes possibles. Ah ! le désert ! le désert ! une selle turque ! un défilé dans la montagne et l’aigle qui crie dans un nuage ! As-tu vu quelquefois en te promenant sous les falaises, appendue au haut d’un rocher, quelque plante svelte et folâtre qui épanchait sur l’abîme sa chevelure remuante ? Le vent la secouait comme pour l’enlever, et elle se tendait dans l’air comme [pour] partir avec lui. Une seule racine imperceptible la clouait sur la pierre, tandis que tout son être semblait se dilater, s’irradier à l’entour pour voler au large. Eh bien, que le vent plus fort un jour l’emporte, que deviendra-t-elle ? Le soleil la séchera sur le sable, la pluie la pourrira en lambeaux. Moi aussi je suis attaché à un coin de terre, à un point circonscrit dans le monde, et plus je m’y sens attaché, plus je me tourne et me retourne avec fureur du côté du soleil et de l’air, (Tu m’accuses dans ton cœur de n’avoir pas même le désir de te voir. Mais quand même tu ne serais pas toi, n’importe d’où il me viendrait, crois-tu qu’un peu d’amour ne me serait pas bon ?) et je me demande : quand tout lien sera brisé, quand j’aurai donné sur ma ville la malédiction de l’adieu, où irai-je ?

Si tu savais, après tout, quelle est ma vie ! Quand je descends le soir après une journée de huit heures de travail, la tête remplie de ce que j’ai lu ou écrit, préoccupé, agacé souvent, je m’assois, pour manger, en face de ma mère qui soupire en pensant aux places vides, et l’enfant se met à crier ou à pleurer ! Souvent, maintenant, elle a, dans ses indispositions, des attaques de nerfs, mêlées d’hallucinations comme j’en avais ; et c’est moi qui suis là, méthode peu curative pour mon propre compte ; et pour finir c’est mille autres choses encore.

Mon frère et sa femme se conduisent à peu près aussi indélicatement que possible. J’ai pris le parti d’avaler tout pour faire croire aux autres que les pilules sont bonnes, mais il y en a de dures à digérer. Tout ça me fournit par moment des aspects très grotesques que je me plais à étudier ; c’est une compensation au moins. Et enfin mon beau-frère est revenu tout à coup d’Angleterre dans un état mental déplorable. Il joue [avec] son enfant de manière à la tuer (ce à quoi je m’attends) et ma mère est dans des angoisses perpétuelles, de sorte qu’il faut toujours être là, ou avec lui, ou avec elle, ou avec eux.

Je ne sais pas pourquoi je me suis laissé aller à te parler de ces misères, pauvre ange, comme si tu n’avais pas assez des tiennes. Causons de toi plutôt. Quand ton drame est-il enfin fini ? Quand réunis-tu ton Comité pour le lui lire ? Comptes-tu toujours sur Rachel[1] ?

Tu vas aller à la campagne avec Henriette[2]. Je pense souvent à cette enfant. Il me semble qu’elle m’est quelque chose et que je lui suis un peu parent.

Je lui souhaite le grand gazon et des papillons.

Tu me demandes si j’ai lu l’affaire Praslin. Par fragments. C’est toujours moins canaille que les autres scandales, puisque c’est le mot, et ça m’a fait plaisir, en ce sens que j’y ai vu que l’homme n’était pas encore mort, et que l’animal, malgré les habits dont on le couvre, la cage où on le met et les idées qu’on lui fourre, restait toujours avec ses vieux instincts naturels de bassesse et de sang.

On a beau, depuis qu’on fait des civilisations, vouloir fausser la lyre humaine. On en hausse ou monte bien quelques cordes, mais elle reste toujours complète.

Adieu pauvre chérie, un bon baiser. Place-le où tu voudras, et qu’il y reste.


  1. Louise Colet devait demander à Rachel d’interpréter le rôle de Madeleine dans son drame de ce nom. La pièce fut refusée.
  2. Fille de Louise Colet.