Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0200

Louis Conard (Volume 2p. 39-40).

200. À LOUISE COLET.
26 [août]. — La Bouille.

J’avais pensé à prétexter une course à Rouen et à aller à Paris pour ta fête, mais il m’eût fallu pour cela être absent deux jours (vu l’heure des bateaux), temps qui eût été un peu long pour faire une simple visite. Quant à venir ici, il n’y faut pas songer. Le pays consiste en une douzaine de maisons sur le quai ; il n’y a pas d’endroit où se voir. Patience donc, mon pauvre cœur ; cet hiver j’espère aller passer une quinzaine à Paris. Je pourrais à la rigueur m’en passer (c’est pour consulter quelques livres à la bibliothèque royale, dont j’ai besoin) ; mais je saisirai ce prétexte.

Présentement donc, je n’avise pas comment nous voir. Peut-être dénicherai-je quelque chose, mais ça me paraît difficile, vu un tas de choses que je t’expliquerai, et qui sont aussi pénibles qu’ennuyeuses.

Merci de tes offres, merci de ton dévouement, mais je n’ai maintenant besoin de rien. Dans un avenir qui est peu éloigné peut-être, je serai sans doute sans le liard, ce dont je me moque complètement. Quand j’en serai là, si j’y viens, je ne souffrirai plus sans doute de beaucoup de choses qui me feraient souffrir maintenant. Mais quant à gagner de l’argent, non ! non ! et à en gagner avec ma plume, jamais ! jamais !

Je n’en fais pas le serment, parce que l’on a l’habitude de violer les serments ; mais je dis seulement que cela m’étonnerait fort, vu que le métier d’homme de lettres me répugne prodigieusement.

J’écris pour moi, pour moi seul, comme je fume et comme je dors. C’est une fonction presque animale, tant elle est personnelle et intime.

Je n’ai rien en vue, quand je fais quelque chose, que la réalisation de l’idée, et il me semble que mon œuvre perdrait même tout son sens à être publiée. Il y a des animaux qui vivent dans la terre et des plantes que l’on ne peut pas cueillir et que l’on ignore. Il y a peut-être aussi des esprits créés pour les coins inabordables. À quoi servent-ils ? À rien ! Ne serais-je pas de cette famille ?

Quoi qu’il en soit je m’inocule sainte Thérèse et je commence à lire Aristophane en grec.

Parle-moi de tes affaires littéraires. Quand penses-tu avoir fini ton drame ? etc… etc…

Je ne t’en écris pas plus long ce soir, car je suis excédé par un mal de dents et un mal d’oreilles qui m’ont agacé toute la journée. Quelle sotte mécanique que la nôtre !

Adieu chère amie, mille tendresses pour ton cœur, mille caresses pour ton corps.