Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0199

Louis Conard (Volume 2p. 36-39).

199. À LOUISE COLET.
Croisset. Vendredi soir, 11 heures. [Août 1847.]

J’ai envoyé tantôt à Rouen chercher le paquet que tu m’y avais adressé. Heureusement que tu n’y avais pas intercalé de billet, il eût été probablement lu et alors !… En aurais-je eu à subir de ces aimables plaisanteries !…

Je lirai les lettres de M. de Praslin. Le peu que j’en connais me paraît curieux. J’y ai été frappé d’une chose, c’est que ces lettres m’ont rappelé par place la couleur des tiennes. Tu vas rire, mais ce rapprochement, quelque fin qu’il soit, m’a sauté aux yeux par sa justesse. Il faut croire que le rapprochement n’ira pas plus loin, et que je ne t’assassinerai jamais. Mais qui sait ? N’importe, ce serait drôle.

C’était, après tout, un homme de meurs aimables que M. de Praslin, mais il n’aimait pas les grosses femmes.

Dis-moi donc quels étaient ces détails que l’on a omis à dessein dans la publication de cette affaire et qu’est-ce que c’était que ce liquide répandu sur les draps de la Duchesse. Dans ta lettre qui était adressée à Fougères, tu me parlais de révélations curieuses de l’institutrice. Quelles sont-elles ?

J’ai feuilleté le livre de Thoré[1]. Quel bavardage ! que je m’estime heureux de vivre loin de tous ces gaillards ! quelle fausse instruction ! quel placage, quel vide ! Je suis las de tout ce qu’on dit sur l’Art, sur le Beau, sur l’idée, sur la forme ; c’est toujours la même chanson et quelle chanson ! Plus je vais et plus j’ai en pitié tous ces gens-là et tout ce qu’on fait maintenant. Il est vrai que je passe maintenant toutes mes matinées avec Aristophane. Voilà qui est beau et verveux et bouillant. Mais ce n’est pas décent, ce n’est pas moral, ce n’est même pas convenable ; c’est tout bonnement sublime.

Du haut de l’Arc de Triomphe, les Parisiens, même ceux qui sont à cheval, ne paraissent pas grands. Quand on est huché sur l’antiquité, les modernes non plus ne vous semblent pas fort élevés de stature. Quand je me sonde là-dessus, je ne crois pas qu’il y ait chez moi sécheresse ni endurcissement, à cette restriction graduelle de mes admirations. À mesure que je me détache des artistes, je m’enthousiasme davantage pour l’Art. J’en arriverai pour mon propre compte à ne plus oser écrire une ligne, parce que, de jour [en jour] je me sens de plus en plus petit, mince et faible. La Muse est une vierge qui a un pucelage de bronze, et il faut être un luron pour… [sic].

Non l’épouvante du pauvre artiste devant la beauté, si c’est impuissance, n’est ni dureté, ni scepticisme. La mer paraît immense vue du rivage. Montez sur le sommet des montagnes, la voilà plus grande encore. Embarquez-vous dessus, tout disparaît ; des flots, des flots ! Que suis-je, moi, dans ma petite chaloupe ? « Préservez-moi, mon Dieu, la mer est si grande et ma barque est si petite ! » C’est une chanson bretonne qui dit cela, et je le dis aussi en songeant à d’autres abîmes.

Du Camp n’a pu et n’aurait pu aller chez toi pour prendre ta commission. Revenu à Paris, il est parti de suite pour Vichy d’où il doit être revenu le soir même, et je l’attends ici demain à 10 heures du soir. Nous allons passer un mois ensemble à écrire notre voyage que nous avions commencé en route.

Je vais demain voir cet ami[2] malade dont je t’ai parlé. Il est pire ; ça m’assombrit : un ami qui meurt c’est quelque chose de vous qui meurt.

Adieu, chère amie, je t’embrasse tendrement, à toi.

Tu ferais bien, pour tes maux de cœur, d’aller à la campagne, chez ces bons bourgeois. Prends beaucoup de bains tièdes, fais-toi soigner et bois de la camomille.

Adresse-moi les lettres que tu m’écriras au nom de Du Camp.


  1. Critique d’art, il fit la critique des Salons sous le nom de W. Burger.
  2. Alfred Le Poittevin.