Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0206

Louis Conard (Volume 2p. 52-55).

206. À LOUISE COLET.
Nuit du samedi, 2 h. [Croisset, octobre 1847.]

J’ai remis hier moi-même au chemin de fer un paquet contenant les papiers Praslin, le livre de Thoré et la Jeunesse de Gœthe[1]. Tu as dû le recevoir hier ou aujourd’hui. Je t’eusse envoyé tout cela plus tôt, mais j’ai préféré faire ma commission moi-même pour qu’elle fût mieux faite ; et comme je ne vais presque jamais à Rouen, voilà la cause de ce retard dont, au reste, je te demande pardon.

Comment vas-tu, chère amie ? Que devient le corps, et l’âme ? Pégase et le pot au feu ? je veux dire l’Art et la vie. J’ai été assez vexé pour toi de l’engrossement de Rachel. Que décides-tu ? Si j’ai un conseil à te donner, c’est d’attendre qu’elle ait pondu son enfant pour lui donner le tien. On n’a presque pas d’exemple d’une pièce jouée par elle qui soit tombée. Si sans elle ton œuvre triomphe, avec elle le succès sera plus complet ; si elle doit échouer, son aide la fera toujours vivre quelque temps. Je n’ai d’ailleurs, quand j’y réfléchis, et j’y rêve souvent, rien de vraiment solide à te communiquer là-dessus. Consulte les gens habitués aux chances dramatiques. En fait de succès et de chutes à prédire, je n’y entends goutte. J’aurais en poche l’Hamlet de Shakespeare et les Odes d’Horace, que j’hésiterais à les publier. Mais tout le monde n’est pas tenu d’avoir sur l’intelligence du public le préjugé que j’en ai. Tu me demandes des renseignements sur notre travail à nous deux, Max et moi. Sache donc que je suis harassé d’écrire. Le style, qui est une chose que je prends à cœur, m’agite les nerfs horriblement. Je me dépite, je me ronge. Il y a des jours où j’en suis malade et où, la nuit, j’en ai la fièvre. Plus je vais et plus je me trouve incapable de rendre l’Idée. Quelle drôle de manie que celle de passer sa vie à s’user sur des mots et à suer tout le jour pour arrondir des périodes ! Il y a des fois, il est vrai, où l’on jouit démesurément ; mais par combien de découragements et d’amertumes n’achète-t-on pas ce plaisir ! Aujourd’hui, par exemple, j’ai employé huit heures à corriger cinq pages, et je trouve que j’ai bien travaillé. Juge du reste ; c’est pitoyable. Quoi qu’il en soit, j’achèverai ce travail qui est, par son objet même, un rude exercice, puis l’été prochain je verrai à tenter Saint Antoine. Si ça ne marche pas dès le début, je plante le style là, d’ici à de longues années. Je ferai du grec, de l’histoire, de l’archéologie, n’importe quoi, toutes choses plus faciles enfin. Car je trouve trop souvent bête la peine inutile que je me donne.

Voici donc ce que nous faisons. Ce livre aura XII chapitres. J’écris tous les chapitres impairs, 1, 3, etc., Max tous les pairs. C’est une œuvre, quoique d’une fidélité fort exacte sous le rapport des descriptions, de pure fantaisie et de digressions. Écrivant dans la même pièce, il ne peut se faire autrement que les deux plumes ne se trempent un peu l’une dans l’autre. L’originalité distincte y perd peut-être. Ce serait mauvais pour toute autre chose, mais ici l’ensemble y gagne en combinaisons et en harmonie. Quant à le publier, ce serait impossible. Nous n’aurions, je crois, pour lecteur que le procureur du roi, à cause de certaines réflexions qui pourraient bien ne lui pas convenir. Quand il sera recopié et corrigé, je te prêterai mon exemplaire. Si ça t’ennuie tu ne le liras pas, mais je te prierai de ne pas le jeter au feu ; c’est une faiblesse.

J’irai à ta pièce, comme je te l’avais promis, il me semble, et comme tu m’y invites. Doutes-tu du tressaillement que j’aurai au lever du rideau ? J’irai de toute façon et n’importe comment, à moins d’impossibilité dont je ne puis prévoir même l’hypothèse.

J’ai été dégoûté, quoique je me dégoûte de peu de choses, du tableau de Phidias avec Slovasko et la catin d’iceluy. Ça m’a paru platement sale.

Adieu, ma vieille amie.

Dis-moi que tu es sinon heureuse, du moins calme. Le bonheur est un mensonge dont la recherche cause toutes les calamités de la vie. Mais il y a des paix sereines qui l’imitent et qui sont supérieures peut-être.

Adieu encore, je te serre tendrement les mains, en dedans, et je t’embrasse sur l’âme. À toi.


  1. Comédie en 1 acte en vers de Louise Colet.