Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0181
Tu ne me deviens pas polie ! C’est presque de l’invective. Tu me traites de manant et d’avare, en toutes lettres. C’est très gentil ! Je mets cela sur le compte de ton tempérament méridional, et je passe outre sans y prendre garde. Je t’assure, chère amie, que j’en ai eu plutôt envie de rire que de me fâcher. C’est néanmoins un peu cru de couleur ; et encore, par dessus le marché, les éternelles filles qui reviennent !… « Vous autres, hommes, etc… » |
À ce qu’il paraît que les filles te tiennent au cœur ; tu mériterais d’être homme ! C’est une idée fixe, chez toi, que de tomber à bras raccourcis sur ces pauvres créatures. Elles ne méritent pas tant de colère, va ! Et puis, rappelle-toi ce précepte du sage : « Ne parle pas de ce que tu ne connais point. »
À quelque jour, si ce sujet t’amuse, je t’exposerai là-dessus mes théories. Je les crois justes, si toutefois il y a quelque chose de juste.
Sois sans inquiétude aussi sur ma chère peau ; le tambour ne crèvera pas de sitôt. Tout ce qui m’arrive et tout ce que je peux faire n’y changeront rien. Ce n’est ni le chagrin, ni les chagrins, ni même l’ennui qui peuvent nous rendre malades et nous tuer. On ne meurt pas de malheur ; on en vit, ça engraisse. Jamais d’ailleurs je ne me suis mieux porté, parce que jamais je n’ai mené une vie plus conforme à ma nature. Il y a harmonie maintenant, après avoir été, comme un musicien qui accorde son violon, longtemps à tourner les chevilles pour que les cordes soient montées les unes par rapport aux autres, dans une tonalité concordante. Il n’est pas aisé de trouver sa voie. Il y a bien des chemins sans voyageur ; il y a encore plus de voyageurs qui n’ont pas leur sentier.
Je ne me livre pas, comme tu le penses, à des orgies intellectuelles. Je travaille très simplement, très régulièrement, et même assez bêtement. Je n’écris plus ; à quoi bon écrire ? Tout ce qu’il y a de beau a été dit et bien dit. Au lieu de faire une œuvre, il est peut-être plus sage d’en découvrir de nouvelles sous les anciennes. Il me semble, à mesure que je produis moins, que je jouis mieux à contempler les maîtres. Et comme, avant tout, c’est là ce que je demande, passer mon temps agréablement, je m’y tiens !
Tu m’appelles brahme ! C’est trop d’honneur, mais je voudrais bien l’être. J’ai vers cette vie-là des aspirations à me rendre fou. Je voudrais vivre dans leurs bois, tourner comme eux dans des danses mystiques, exister dans cette absorption démesurée. Ils sont beaux, avec leurs longues chevelures et leurs visages ruisselants du beurre sacré, et leurs grands cris qui répondent à ceux des éléphants et des taureaux.
J’ai autrefois voulu être camaldule, puis renégat turc. Maintenant c’est brahmane, ou rien du tout, ce qui est plus simple.
Tu as tort vraiment de me prendre tout à fait pour un misérable, incapable de comprendre la poésie du dévouement, etc. Je l’admire beaucoup. Je suis seulement ennuyé d’un tas de mots qui ne rendent pas une idée.
Ce pauvre diable de Chaudes-Aigues[1] ! Tu avais été dure pour lui, et le mot que tu lui as dit, un soir qu’il te parlait de son amour, est bien là de ces mots de férocité féminine qui n’ont pas d’équivalents nulle part.
Et qu’est-ce qu’il t’avait fait pour être si méchante ? Rien ; il ne te plaisait pas, seulement : voilà tout !
Les femmes sont ainsi ; et elles se croient excellentes, encore ! C’est là le drôle.
Merci des vers que tu m’envoies. Si je t’ai servi à trouver un beau vers, ma connaissance n’aura pas été inutile. L’objet le plus trivial produit des inspirations sublimes, et les idylles de Théocrite, que je lis maintenant, ont été inspirées sans doute par quelque ignoble pâtre sicilien qui puait fort des pieds. L’Art n’est grand que parce qu’il grandit.
Je t’assure, chère âme, que je ne me fais pas du tout une conscience à l’usage de mes raisonnements. Je ne suis pas si fin. Peux-tu me refuser jusqu’à la franchise ?
C’est justement là ce que je me reproche. Il t’eût fallu ou un enfant ou un hypocrite. Or n’étant l’un ni l’autre, tu t’es blessée en t’appuyant sur moi comme sur un bâton qui vous casse dans la main, et dont l’éclat vous entre dans les chairs.
Adieu, j’essuie avec mes lèvres les larmes de tes pauvres yeux. Et sois plus sage et moins primitive ; car tu sais (tu l’as dit) que j’étais très corrompu, ce qui pourrait bien être vrai.
- ↑ Chaudes-Aigues, publiciste et écrivain français. Il publia entre autres Les Écrivains modernes de la France, Paris, Gosselin, 1841.