Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0180

Louis Conard (Volume 1p. 424-425).

180. À LA MÊME.
Jeudi midi [17 décembre 1846].

Pas une ligne depuis quatre jours ! Si j’avais la moitié seulement de ce prodigieux orgueil que tu me reproches, j’imiterais ce silence. Il n’y aurait pas, de ma part, d’indélicatesse à cela, puisque, depuis quinze jours, tu m’affirmes sous toutes les formes possibles que tu veux t’occuper d’autre chose que de moi, travailler, t’étourdir, guérir enfin. C’est un sage parti, et, si je savais le moyen de contribuer à te rendre ce calme que tu désires, j’y travaillerais de toutes mes forces. Je croirais faire par là une bonne action ; car, puisque mon amour t’est odieux (tu m’as écrit que je te faisais horreur), qu’il est trop faible pour toi et que, t’appuyant dessus, tu t’y blesses, comme ferait une canne qui se briserait et dont les éclats vous déchireraient les mains, je dois tâcher de t’ôter cette misère de l’âme. Voyons, dis-moi ce qu’il faut faire. Veux-tu que je te dégoûte de moi ? que je me montre bien ignoble, bien trivial, bien canaille et tellement repoussant qu’on n’y puisse plus revenir ? C’est facile. Veux-tu que je te dise que je ne t’aime pas, que je suis fatigué de toi comme tu l’es de moi ? Conseille-moi… Je ferai tout ce que tu voudras. Mais coûte que coûte, puisque c’est une résolution prise chez toi, j’en prends une autre qui lui est parallèle. Tu vois que je ne te contrarie plus ; je fais tout ce que tu veux maintenant.

Eh bien oui ! franchement, ça vaudra mieux, cher camarade. J’oublie l’e féminin, car le mot camarade n’a pas de sexe. Mais quand je viendrai te voir dans huit jours, qu’est-ce que nous dirons ? J’en aurai beaucoup à dire, moi. Quant à toi, je crois qu’on ne peut pas en dire plus que tu ne m’envoies dans tes belles épîtres.

Adieu, je répète encore adieu, sans rien de plus, depuis que tu ne veux plus qu’au bas de mes lettres je t’embrasse, comme je le faisais. Cela te révolte. « C’est le souvenir fugitif d’un instant de bonheur physique. » D’accord.