Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0182

Louis Conard (Volume 1p. 428-430).

182. À LA MÊME.
[Dimanche 20 décembre 1846.]

Tu me demandes des explications à des choses qui s’expliquent d’elles-mêmes. Que veux-tu que je te dise de plus que je ne t’ai déjà dit et que tu ne sais ? Si, malgré l’amour qui te retient à mon triste individu, ma personnalité blesse trop la tienne, quitte-moi. Si tu sens que c’est impossible, accepte-moi dès lors tel que je suis. C’est un sot cadeau que je t’ai fait que de te procurer ma connaissance ! J’ai passé l’âge où l’on aime comme tu le voudrais. Je ne sais pas pourquoi j’ai cédé cette fois-là. Tu m’as attiré, moi qui me méfie tant des choses qui attirent.

Sous mon enveloppe de jeunesse, gît une vieillesse singulière. Qu’est-ce donc qui m’a fait si vieux au sortir du berceau, et si dégoûté du bonheur avant même d’y avoir bu ? Tout ce qui est de la vie me répugne ; tout ce qui m’y entraîne et m’y plonge m’épouvante. Je voudrais n’être jamais né ou mourir.

J’ai en moi, au fond de moi, un embêtement radical, intime, âcre et incessant, qui m’empêche de rien goûter et qui me remplit l’âme à la faire crever. Il reparaît à propos de tout, comme les charognes boursouflées des chiens qui reviennent à fleur d’eau, malgré les pierres qu’on leur a attachées au cou pour les noyer. Quand je t’ai crié dès l’abord, avec une naïveté que tu as peu appréciée, que tu te trompais, qu’il fallait m’oublier, que c’était à un fantôme et non à un homme que tu t’adressais, tu n’as pas voulu me croire. Il fallait me croire pourtant.

Tu me juges mal, va ! N’estime pas tant mon esprit. Je ne vise pas à être un Gœthe, parce que les chandelles pâlissent devant le soleil, et, quoi que tu en croies, je ne m’efforce à singer personne, les grands hommes encore moins que d’autres.

Quant à mon cœur, il a l’embouchure étroite et embarrassée ; le liquide n’en sort pas aisément, il remonte le courant et tourbillonne ; c’est comme la Seine à Quillebeuf, tout plein de bas-fonds mouvants. Beaucoup de vaisseaux s’y sont perdus !

Je m’en veux de ne pas t’aimer comme tu le mérites, comme tu devrais être aimée. Je te bénis dans mon cœur, et je serais tenté de [le] battre pour te faire tant de mal. Mais à qui la faute ? À personne, à Dieu, à la vie elle-même. Pourquoi n’étais-tu pas une coquette ?

Quand on cherche le plaisir on le trouve. Mais le bonheur, c’est un usurier qui vous fait rendre cent pour dix, et je ne t’aurais pas aimée si tu eusses été une femme de plaisir. Cela eût bien mieux valu pourtant, et les gens d’esprit comme nous devraient s’en tenir là.

Il faut mettre son cœur dans l’art, son esprit dans le commerce du monde, son corps où il se trouve bien, sa bourse dans sa poche, son espoir nulle part.

Adieu, tâche de m’oublier ; moi je ne t’oublierai jamais. Tu t’es trompée en disant que je n’avais pour toi que de la curiosité. Il y a plus, mais toi tu ne crois qu’aux extrémités des choses.

Encore adieu. N’importe pour quoi, tu me trouveras toujours.