Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0175
Qu’as-tu donc, ma pauvre amie ? Pas de nouvelles de toi, pas de lettres ! C’est bien dur ! T’ai-je dit dans mon dernier envoi quelque chose de méchant ? Pardonne-le. Je souffre souvent et beaucoup ; dans ces moments-là, je suis aigre, âcre. J’ai beau rentrer en moi le plus possible mes douleurs ; elles sortent quelques fois et déchirent ceux que je presse dans mes bras.
Je t’aime bien, va ; je t’aime encore, beaucoup, toujours. Ton souvenir a pour moi une douceur charmante où ma pensée se berce, comme un corps fatigué se berce dans un hamac, balancé par une brise tiède. J’espère que demain je recevrai de toi quelques pages. J’ai toujours peur qu’il ne soit survenu quelque fâcheuse aventure, que l’Officiel n’ait mis le nez dans nos affaires, etc… ou bien que tu ne sois malade. Tu peux t’étonner que je te dise tout cela, moi, n’est-ce pas, qui ai l’air si froid, si indifférent ; mais je t’aime peut-être plus que je ne le parais. C’est pitoyable, mais j’ai toujours été ainsi, désirant sans cesse ce que je n’ai pas, et ne sachant en jouir quand je le possède ; de même que je m’afflige et m’effraie des maux à venir : quand ils viennent, ils me trouvent déjà tout résigné.
Je n’ai senti ce que c’était que la famille que depuis que je n’en ai plus. Autrefois, elle m’assommait. Si je te perdais, j’en deviendrais peut-être fou. C’est dans l’inconséquence conséquente du cœur humain, dans la constitution de l’homme, et je suis bien homme, homme au sens le plus vulgaire et le plus vrai du mot, quoique, dans la prévention de ton bon amour, tu me croies quelque chose de plus élevé que cela, et que moi, à de certains moments, plus rares de jour en jour, j’aie eu cette prétention inavouée.
Oh non ! je ne cherche pas à me détacher de tout lien, à me séparer de toute affection ; mais ce sont eux qui me quittent d’eux-mêmes, comme les nœuds qui se relâchent et se dénouent sans qu’aucune main y touche. Combien n’ai-je pas eu déjà d’amour, d’enthousiasme, d’amitiés profondes, et de sympathies vivaces que j’ai vu fondre comme neige ! Je me cramponne au peu qui me reste. J’ai pleuré les morts, j’ai pleuré des vivants, et j’ai ri de pitié sur la vanité de mes meilleurs sentiments et de mes croyances les plus pures. Mais je ne jette pas à la porte ceux qui veulent me rester dans mon isolement ennuyé.
Nous parlons souvent de toi avec M[axime]. J’ai peur que ma mère ne nous entende, car un soir mon beau-frère, qui se tenait dans sa chambre (elle est contiguë à la mienne), est venu nous rapporter une conversation que nous avions tenue. Elle roulait heureusement sur un sujet indifférent ; mais c’est un avertissement. Nous passons notre temps à des causeries dont je serais honteux presque, à des folies, à des songeries impériales. Nous bâtissons des palais, nous meublons des hôtels vénitiens, nous voyageons en Orient avec des escortes, et puis nous retombons plus à plat sur notre vie présente et, en définitive, nous sommes tristes comme des cadavres. Ce serait à périr d’ennui pour un tiers.
Le matin, il va voir à l’Hôtel-Dieu tailler et amputer ; ça le divertit. Pendant ce temps, je fais un peu de grec et je prends une leçon d’armes. Puis nous fumons beaucoup. Voilà notre vie depuis huit jours. Je lis le soir Servitude et grandeur militaire (sic) de l’ami Stello. C’est d’un bon ton, mais passablement froidasse. J’ai un Saint Augustin complet, et, une fois l’ami parti, je me lance à corps perdu dans les lectures religieuses ; non pas du tout dans l’intention de me donner la Foi, mais pour voir les gens qui ont la Foi.
Adieu, cher et doux amour ; je t’embrasse sur la peau fine de ta gorge.