Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0174

Louis Conard (Volume 1p. 411-413).

174. À LA MÊME.
[Samedi 5 décembre 1846.]

Merci de ta bonne lettre de ce matin, si tendre, si doucement triste, si résignée, si souriante sous les pleurs. Je commençais à être inquiet et à trouver le temps long. Tu me dis que je ne me suis pas détourné pour te voir, quand je t’ai quittée rue Royale. Je me suis détourné deux fois ; je n’ai rien vu. C’était comme la veille, à l’atelier ; j’avais embrassé Henriette pour toi, et tu ne t’en étais pas aperçue.

Tu me dis sur mon beau-frère beaucoup d’excellentes choses qui m’ont fait admirer ton bon esprit et ton bon cœur ; mais elles ne sont pas justes, parce qu’elles ne sont pas spéciales. Quand je t’ai confié que je croyais avoir eu sur lui une influence funeste, je n’ai pas voulu dire que je lui avais inoculé de mon vaccin intellectuel. Mais seulement ma fréquentation lui a été nuisible en ce sens qu’il s’est imaginé pouvoir mener une vie comme la mienne, toute de solitude et de spéculation. Le parti pris a amené la vanité, et la vanité retient à son tour le parti pris. Il n’y a rien à faire là contre que de laisser faire le temps, cet useur féroce. Mais en attendant, il s’épuise, il se meurt de paresse, de mélancolie et de projets rentrés. Et il n’y a pas à cela plus de remède qu’à un cancer. On le coupe bien avec le fer, on le brûle bien avec le feu, mais à quoi bon ? Le malade souffre horriblement et la maladie reparaît de plus belle. Je l’ai pourtant guéri d’un cancer, dit le médecin ! un cancer horrible qui pesait dix livres et que j’ai gardé en bocal, dans de l’esprit-de-vin. Il ne faut pas vouloir donner de remède à tout ; on en retombe de plus haut, avec la rage des gens dupés.

Pour moi, il y a longtemps que je n’en cherche plus pour mon usage. Toute ma médecine est préservative, et je ne crois pas aux préservatifs ! hygiéniques, je veux dire.

J’ai été fort triste depuis trois jours. Était-ce de t’avoir quittée ? Je Le crois, j’en suis sûr. L’ennui d’une maison nouvelle à habiter y est aussi pour quelque chose. Une maison où l’on n’a pas vécu, c’est comme un habit qu’on achète aux brocanteurs ; ça vous gêne et ça vous glace à la fois. Notre cœur et nos membres ne se font pas du premier jour à ce qui les recouvre. Je comprends bien l’usage des Orientaux de ne pas prendre de maison où d’autres ont déjà vécu. Ils s’en font bâtir exprès pour eux, que l’on détruit avec eux à leur mort. À quoi bon s’abriter sous un toit qui a contenu d’autres rêves, d’autres amours et d’autres agonies ! Que chaque mort ait sa bière, et chaque cœur son foyer ! On laisse bien des choses aux murs, aux arbres, aux pavés, partout où l’on passe. À combien de vents divers les cheveux d’un homme encore jeune n’ont-ils pas volé, emportés, tombés ou coupés ? Qui est-ce qui en retrouvera seulement un ? Et du fond du fond, de ce pauvre fond triste et grand, « quid nunc ? », comme dit la formule juridique.

Je ne travaille pas encore. Lundi cependant je profiterai du sommeil de l’ami D[u Camp] pour faire un peu de grec le matin. Demain nous allons à la Neuville voir cet ami intime à moi, dont je t’ai parlé et qui est revenu d’Italie. C’est encore une amitié qui me quitte. Il est marié et, partant, absent de moi, quoi qu’il en dise. C’est toute une histoire sans faits, mais nourrie, que celle-là. À quelque jour peut-être j’écrirai mes confessions. Ce sera drôle, mais peu amusant ! Actuellement je n’en aurais pas le talent, et jamais peut-être n’en aurai-je le cœur. Adieu, je t’embrasse sur tes yeux qui, quoi que tu prétendes, sont jolis quand tu as pleuré. Puisqu’il me reste encore un peu de place, je t’embrasse une fois de plus. L’histoire de M. D. m’intéresse assez. Ce sont ces choses-là qu’il faut étudier quand on veut faire du roman. Le difficile est de les reproduire vraies, sans charge.