Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0173

Louis Conard (Volume 1p. 409-410).

173. À LA MÊME.
Mercredi 2 heures. [2 décembre 1846.]

Je suis triste, je m’ennuie, je m’embète ; je n’ai pas une idée dans la tête. Sans ce bon Max, ce serait à en périr. Me voilà rentré dans ma vie plate et monotone qui n’a quelque douceur que par son uniformité, quelque grandeur peut-être que par sa persévérance. Sitôt que je romps à mon train ordinaire et que je veux m’y remettre, j’en éprouve une amertume sans fond. Aujourd’hui, par exemple, c’est quelque chose d’analogue à l’ennui des écoliers après une vacance. Tout le temps se passe à rêver au plaisir qu’on a eu et on regrette de ne l’avoir pas mieux employé. Il y a 24 heures, nous étions en voiture, nous descendions, nous nous promenions à pied dans le bois. As-tu éprouvé quelquefois le regret que l’on [a] pour des moments perdus, dont la douceur n’a pas été assez savourée ? C’est quand ils sont passés qu’ils reviennent au cœur, flambants, colorés, tranchant sur le reste comme une broderie d’or sur un fond sombre.

Je repense sans cesse à la voiture, et au soleil passant à travers les rideaux jaunes. Tu avais les lèvres et les paupières d’un rose vif.

Ne me dis jamais que je ne t’aime pas, puisque tu me fais éprouver des mélancolies que je n’avais jamais eues. Je sens plus la douleur que le plaisir ; mon cœur reflète mieux la tristesse que la joie. Voilà pourquoi sans doute, je ne suis pas fait pour le bonheur, ni peut-être pour l’amour.

Je comprends bien combien je dois te paraître sot, méchant parfois, fou, égoïste ou dur ; mais rien de tout cela n’est ma faute. Si tu as bien écouté Novembre[1], tu as dû deviner mille choses indisables qui expliquent peut-être ce que je suis. Mais cet âge-là est passé, cette œuvre a été la clôture de ma jeunesse. Ce qui m’en reste est peu de chose, mais tient ferme.

[…] Je suis né ennuyé ; d’est là la lèpre qui me ronge. Je m’ennuie de la vie, de moi, des autres, de tout. À force de volonté, j’ai fini par prendre l’habitude du travail ; mais quand je l’ai interrompu, tout mon embêtement revient à fleur d’eau, comme une charogne boursouflée étalant son ventre vert et empestant l’air qu’on respire.

J’ai cherché à éviter les passions ; elles sont venues. Quand je ne suis plus dans l’exercice de l’une d’elles, quand je t’ai eue quelques jours, par exemple, et que je reviens ici, rien ne pourra te donner l’idée de ce qui se passe en moi.

Adieu, je t’embrasse, je suis abruti. Je ne sais pas ce que j’écris ni seulement si tu pourras le lire.

Adieu, mille tendresses ; mais j’ai le cœur serré comme avec un cordon.


  1. Voir Œuvres de jeunesse inédites, II.