Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0132

Louis Conard (Volume 1p. 285-289).

132. À LA MÊME.
Mercredi, 11 h. du soir. [2 septembre 1846.]

Que ta lettre de ce matin était bonne et douce, pauvre amie ! J’y ai vu les larmes que tu avais versées en l’écrivant, et qui, çà et là, avaient taché certains mots. Ta douleur m’afflige ; tu m’aimes trop, ton cœur est trop prodigue. Il y a d’excellentes choses dans les conseils de Phidias ; il est fâcheux seulement que les conseils presque toujours aient cela de fâcheux qu’on ne puisse les suivre. Si tu pouvais l’imiter, ce bon Phidias, tu serais plus tranquille, sinon plus heureuse. C’est un homme sage, celui-là, et qui ne demande pas à la vie plus de joies qu’elle n’en comporte et qui ne va [pas] chercher le parfum des orangers sous les pommiers à cidre. Aussi, quel ordre dans son être ! comme il continue son œuvre, serein et fort ! L’Art, tu le vois, lui en sait gré et le récompense par les mâles satisfactions qu’il lui procure.

Comme il fait beau ce soir ! Comme tout repose ! Je n’entends que le battement de ma pendule et à peine le bruit de l’air qui passe dans les arbres. La rivière brille sous la une, les îles sont noires, le gazon vert émeraude. Tu veux venir ici, mon héroïne ; c’est par une nuit semblable qu’il ferait bon te recevoir.

Je me figure ta tête et ta gorge nues, éclairées par l’astre pâle. Je vois tes yeux briller dans l’ombre bleue.

Sais-tu que ce serait royal et magnifiquement beau ? toi faisant 60 lieues pour passer quelques heures dans le petit kiosque de là-bas… Mais à quoi bon songer à de pareilles folies ! C’est impossible : tout le pays le saurait le lendemain ; ce serait d’odieuses histoires à n’en plus finir.

Un long baiser néanmoins, pour y avoir pensé. Merci de cet élan ! Je l’ai compris. J’ai senti nos heureuses angoisses réciproques, toi arrivant et attendant le signal convenu, moi guettant l’heure et épiant ta venue.

Quand je te reverrai, n’est-ce pas, tu ne pleureras pas trop ; tu ne m’affligeras pas trop. Tu seras sage ; j’en ai besoin ; sois-le. J’en vois tant couler, de larmes, que vraiment j’ai besoin de sourires. Bientôt, j’espère, d’ici à peu de jours nous pourrons nous voir. Du Camp s’en retourne à Paris et il nous vient ici des parents de la Champagne, une nièce de mon père, avec son officiel et ses enfants. J’irai lui faire la conduite soi-disant jusqu’à Gaillon, pour aller voir ensemble le château Gaillard qui en est à une lieue. Au lieu de cela, j’irai jusqu’à Mantes où je resterai jusqu’au convoi de six heures qui me ramènerait ici à huit. Tel est mon plan. Je le prépare déjà de longue main. Pourvu que mon beau-frère n’ait pas la malheureuse idée de nous accompagner ! Pourvu que ma mère elle-même n’ait pas cette idée ; car nous avons aux Andelys (lieu où est le château Gaillard) des amis intimes qu’elle n’a pas vus depuis longtemps, et elle voudra peut-être profiter de l’occasion. Tu partirais de Paris à 9 heures du matin ; tu serais à Mantes à 10 heures 50 minutes ; j’y arriverais à 11 heures 19. Nous aurions à nous cinq belles heures. C’est bien peu ; ce serait toujours quelque chose, car je ne prévois pas la possibilité prochaine d’un voyage à Paris. Quand nous nous redirons adieu, ce sera encore pour une absence plus longue. Il faudra nous y faire et accepter cela comme une infirmité de notre pauvre amour impossible à éviter.

Nous nous écrirons ; nous penserons l’un à l’autre ; tu travailleras (me le jures-tu ?) ; tu tâcheras de faire quelque grande œuvre où tu mettras tout ton cœur.

Oh ! va, aime plutôt l’Art que moi. Cette affection-là ne te manquera jamais ; ni la maladie ni la mort ne l’atteindront. Adore l’Idée ; elle seule est vraie parce qu’elle seule est éternelle. Nous nous aimons maintenant ; nous nous aimerons plus encore peut-être. Mais, qui sait ? un temps viendra où nous ne nous rappellerons peut-être pas nos visages. As-tu entendu quelquefois des vieillards te raconter l’histoire de leur jeunesse ?

J’en connais un qui m’a, il y a quelques mois, narré tout au long un grand amour qui lui avait duré près de vingt ans. Pendant les premières sept années de sa séparation d’avec sa maîtresse, il s’échappait de chez lui le matin, avant le jour, et il allait à 4 lieues de là, à pied, pour voir à un bureau de poste s’il n’était pas venu de lettres. Les lettres venaient irrégulièrement, comme cela se trouvait, quand la pauvre femme avait pu écrire ; l’amant s’en retournait donc comme il était venu, quelquefois avec son cher butin, le plus souvent sans rien du tout. Il rentrait chez lui en sautant par-dessus les murs, et se remettait au lit pour que rien n’y parût. Cela a duré sept ans (sept ans) sans la voir ! Ils se sont revus une fois, et puis ne se sont plus revus. Peu à peu [ils] ne se sont plus écrit et se sont oubliés. La femme est morte ; l’homme ensuite a eu d’autres amours, et voilà ! telle est la vie. Il raconte ça lui-même comme une chose toute simple et elle est toute simple en effet. Les nœuds les plus solidement faits se dénouent d’eux-mêmes, parce que la corde s’use. Tout s’en va, tout passe ; l’eau coule et le cœur oublie.

C’est une grande misère, mais il en faut remercier Dieu qui n’a [pas] jugé l’âme de sa créature assez vaste pour contenir la somme de chaque jour accumulée par-dessus celle des jours précédents. Puis un chagrin en enlève un autre, on ne sent pas ses engelures quand on a mal aux dents. Reste à choisir le mal le plus léger ; toute la sagesse est là. Mais je ne t’oublie pas encore, tu le sais bien. L’heure n’est pas venue. Il sera temps d’y songer quand nous en serons là. Ne te travaille pas à te rendre malheureuse. Pense toujours que je t’aime ; dis-le-toi, complais-toi dans cette idée ; mets-la à part dans ton cœur, non pas pour le troubler et l’emplir jusqu’aux bords, mais pour le réchauffer et le pénétrer de chaleur. Fais-lui prendre un bain d’amour, si tu veux, à ton pauvre cœur ; mais ne le noie pas.

Ma mère avait pour demain à Rouen des affaires d’argent. J’ai demandé à m’en charger (c’est l’affaire d’une heure) pour avoir l’occasion d’aller te porter avant onze heures cette lettre à la poste afin que tu l’aies ce soir.

Adieu ma chère aimée, mille baisers sur tes doux yeux. Réponds-moi si mon projet te plaît. Ce serait, je crois, dans trois ou quatre jours. Je ne sais pas. Je t’avertirai à temps. Pourvu que la fortune nous protège ! Je me méfie toujours d’elle. C’est une bien grande coquette ; quand elle vous fait des agaceries, c’est qu’elle va vous repousser de plus belle.

Adieu, à toi, sur toi.