Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0133
Tu voulais que je vinsse dimanche. Moi j’ai pensé aussi, tu le vois, à nous réunir. Nous nous rencontrons toujours dans nos souhaits, dans nos désirs. Quand on s’aime, on est comme les frères Siamois attachés l’un à l’autre, deux corps pour une âme. Mais si l’un meurt avant l’autre, il faut traîner un cadavre à sa remorque. N’aie pas peur pour moi ; je ne sens pas l’agonie venir. Ce sera donc bientôt que nous nous reverrons. Il est arrangé que je ferai ce petit voyage aux Andelys (lisez Mantes). Comme il faut une heure et demie pour s’y rendre, et qu’une heure est suffisante pour voir le Château-Gaillard, je reviendrai coucher ici (c’est impossible autrement), mais par le dernier convoi, qui me prendra là-bas vers 10 heures. Nous aurons tout un grand après-midi à nous. Je dis nous aurons sans savoir si tu as accepté mon projet ; mais je m’attends bien demain, à mon réveil, à une bonne lettre de toi, toute pétillante de joie, où tu me dises : Accours. Es-tu contente de moi ? Est-ce cela ? Tu vois bien que lorsque je peux te voir je me jette sur la plus petite occasion comme un voleur à jeun, que je la prends à deux mains et que je ne la lâche pas. Du Camp part d’ici probablement mercredi prochain (ou Jeudi au plus tard). Ainsi donc à mercredi. Je t’enverrai l’heure bien exacte des convois pour qu’il n’y ait pas de malentendus entre nous et je t’écrirai l’heure exacte où il faudra partir de Paris. Te figures-tu nous, nous attendant, nous cherchant dans la foule, nous retrouvant, partant ensemble seuls ? Il faudra nous contenir ; j’aurai bien du mal à m’empêcher de t’embrasser devant tout le monde. Nous irons dans quelque bonne auberge bien tranquille. Nous serons à nous, rien qu’à nous ! Ce sera de bonnes minutes encore, va. Qu’importe l’avenir ! Viendra-t-il seulement ? Qui sait si demain se lèvera ? Je n’ai pas encore reçu l’envoi de Phidias qu’il m’a, et que tu m’as annoncé. Tu as d’abord voulu y mettre ta statuette. Mais je n’aurais aucune place secrète où la fourrer. J’ai déjà tant de choses de toi que ça pourrait finir par devenir suspect. La moindre plaisanterie là-dessus me blesserait au vif et je me découvrirais peut-être ! Ton portrait est là, tout à côté de moi, à trois pas devant mon regard. J’ai assez ri ce matin au récit de ton dialogue avec Phidias relativement à Marin et à son modèle. Est-il possible que ce que notre ami t’a dit sur cette créature ait pu te causer un moment d’ombrage ? Il faut être toi, vraiment, pour avoir de semblables idées. De la jalousie maintenant, et de qui ? De ça ! J’aurais bien voulu être là pour voir ta figure et te faire rire aussitôt sur ton compte. D’abord cette femme est atrocement laide ; elle n’a pour elle qu’un très grand cynisme, plein de naïveté, qui m’a beaucoup réjoui. J’y ai vu aussi l’expansion des furies de la nature, ce qui est toujours une belle chose à voir. Et puis tu sais que j’aime assez ce genre de tableaux ; c’est un goût inné. L’ignoble me plaît. C’est le sublime d’en bas. Quand il est vrai, il est aussi rare à trouver que celui d’en haut. Le cynisme est une merveilleuse chose, en cela qu’étant la charge du vice il en est en même temps le correctif et l’annihilation. Tous les grands voluptueux sont très pudiques ; jusqu’à présent je n’ai pas vu d’exception. Et puis, j’y repense, car j’ai été très étonné de ton aveu : quand elle serait belle après tout, cette femme, et quand même il y aurait eu, comme dit le maître dans son chaste langage, quelque chose entre nous deux ; est-ce que ça te ferait peine ? Les femmes ne comprennent pas qu’on puisse aimer à des degrés différents ; elles parlent beaucoup de l’âme, mais le corps leur tient fort au cœur, car elles voient tout l’amour mis en jeu dans l’acte du corps. On peut adorer une femme et aller coucher chaque soir chez les filles, ou avoir une autre maîtresse, que l’on aime même ! ce qui paraîtra plus drôle, mais ce qui est pourtant vrai ! Allons, ne te renfrogne pas ; ce n’est pas, je crois, une allusion à moi que je fais ici : je vis comme un chartreux. Mais jusqu’à mercredi !
Adieu, cher amour, mille baisers sur tes doux yeux.