Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0131
De la colère, grand Dieu ! De l’aigreur, et de la verte, de la salée ! Qu’est-ce que cela veut dire ? Est-ce que tu aimes les disputes, les récriminations et tous ces amers tiraillements quotidiens qui finissent par faire de la vie un enfer réel ? Je n’y comprends rien. Tu te plains de mes duretés ; mais il me semble que je ne t’en ai jamais envoyé de pareilles. Peut-être t’en ai-je envoyé de plus fortes, diras-tu. Chacun s’illusionne.
Mais je vois dans ta lettre de ce matin quelque chose de plus et comme un parti pris d’être aigre ou de le paraître. Qui sait ? C’est peut-être une tentative, un essai ? Tu me reproches sans cesse que je pose, que je suis théâtral, que j’ai de l’orgueil, que je me pavane de mes tristesses comme un matamore de ses cicatrices. Selon toi, je te chagrine à plaisir, faisant semblant de pleurer pour voir couler tes larmes. Voilà une atroce idée.
Comment peux-tu m’aimer si tu me regardes comme un si pauvre personnage ? Tu dois me mépriser. Alors peut-être en effet me méprises-tu ? Tu en es déjà aux regrets sans doute ; tu vois que tu t’es trompée et c’est moi que tu accuses de cette illusion perdue.
Souviens-toi donc que ma première parole a été un cri d’avertissement pour toi ; et lorsque l’entraînement nous a saisis ensemble dans son tourbillon, je n’ai cessé de te dire de te sauver, quand il en était temps encore. Était-ce de la vanité cela ? Était-ce de l’orgueil ? N’aurais-je pas pu au contraire mentir, me grandir, me dresser, me faire sublime ? Tu m’aurais cru tel !
C’est alors que tu aurais cru que j’étais bon, parce que j’aurais été hypocrite.
Mais que te dire ? que faire ? Je m’y perds. Il me faut du courage pour l’écrire, persuadé chaque fois que tout ce que je t’écris te blesse. Les caresses que les chats donnent à leur femelle les ensanglantent et ils s’échangent des coups au milieu de leurs plaisirs. Pourquoi y reviennent-ils ? La nature les y pousse. Je suis donc de même : chaque parole de moi est une blessure que je te fais ; chaque élan de tendresse est pris comme un outrage. Ah ma pauvre femme chérie ! je ne m’attendais pas à tout cela, même dans la prévision la plus éloignée des infortunes possibles.
As-tu pu penser que si tu avais un enfant de moi je t’en aimerais moins ? Mais je t’en aimerais plus au contraire, mille fois plus. Ne me serais-tu pas plus attachée par la douleur, par la reconnaissance et par la pitié même ? Ce dernier mot-là te choque encore peut-être. Mais ne le prends pas à son sens banal et étroit. Prends-le par ce qu’il porte en lui de plus intime, de plus ému, et de plus désintéressé ! Tu penses qu’à cause de cette appréhension continuelle d’une rupture qui peut résulter d’une minute d’égarement il n’y aura plus entre nous ni entraînement ni ivresse ? Au contraire : c’est cet entraînement pour moi qui trouble l’amour, puisqu’après lui le remord surgit. Pourquoi mêler l’idée d’un affreux malheur pour toi au bonheur que tu me donnes ? Si je n’ai pas le sens commun, d’habitude, comme tu me le répètes, il me semble que ce n’est pas moi qui en manque. Si je ne recherchais que mon plaisir, si je ne demandais à l’amour que ses joies physiques, mes façons — cela paraîtra clair à tout le monde — seraient différentes. Allons donc, chère amie, je ne suis pas encore si grossier que vous le dites, et j’aime quelque chose encore plus que votre beau corps : c’est vous-même. Sais-tu ce qui te manque à toi, ou plutôt par où tu pèches ? C’est par l’esprit. Tu en vois là où il n’y en a pas, aux endroits où on n’a pas eu l’idée d’en mettre. Tu développes, tu amplifies, tu outres tout. Où diable as-tu jamais trouvé que je t’aie dit quelque chose d’analogue à ceci : « que jamais je n’avais aimé les femmes que j’avais possédées et que celles que j’avais aimées ne m’avaient rien accordé » ? Je t’ai dit tout bonnement que j’avais aimé pendant six ans une femme qui de sa vie ne l’a su ; cela lui eût paru bête. Ça me le paraît bien maintenant à moi. Ensuite, jusqu’à toi, je n’ai pas aimé car je ne voulais pas aimer ; voilà tout. Ne crois donc pas que j’appartienne à la race vulgaire de ces hommes qui se dégoûtent après le plaisir, l’amour n’existant chez eux qu’en vertu de la convoitise. Non, ce qui s’élève en moi ne s’y abat pas si vite. Si la mousse pousse sur les édifices de mon cœur sitôt qu’ils sont bâtis, il faut du temps pour qu’ils tombent en ruines, si jamais ils y tombent tout à fait. Moque-toi tant que tu voudras de moi, de ma vie, de cet orgueil démesuré que tu viens de découvrir (découverte dont tu es le Christophe Colomb) et de mes croyances panthéistes ; il n’y a pas, dans tout cela, la moindre envie de t’amuser et de paraître original. Je n’affecte pas la bizarrerie. Si j’en ai, tant pis ou tant mieux. Je lirai les paroles de Descartes à Campanella[1] à ce sujet ; mais je ne crois pas qu’elles me démontreront le contraire. Il faut avoir la rage de l’excentrique pour en découvrir en moi, en moi qui mène la vie la plus bourgeoise et la plus ignorée de la terre. Je mourrai dans mon coin sans qu’on puisse, je l’espère bien, me reprocher ni une mauvaise action ni une mauvaise ligne, par la raison que je ne m’occupe pas des autres et ne ferai rien pour qu’ils s’occupent de moi. Je ne saisis pas bien l’extravagance d’une si vulgaire existence. Mais en dessous de celle-là, il en est une autre, une autre secrète, toute radieuse et illuminée pour moi seul, et que je n’ouvre à personne parce qu’on en rirait. Est-ce donc si fou ?
Ne crains pas que j’aie montré tes lettres à qui que ce soit ; non, sois-en sûre. Du Camp sait seulement que j’écris à une femme à Paris, qui peut-être cet hiver aura besoin de son secours pour nos lettres ; il me voit chaque jour t’écrire, mais il ne sait pas encore ton nom. En faisant autant de son côté, il n’a rien à me demander pas plus que moi à lui. Seulement, l’autre jour, il m’a prêté le cachet où est sa devise.
Je regrette que Phidias ne vienne pas.
C’est un excellent homme et un grand artiste ; oui, un grand artiste, un vrai Grec, et le plus ancien de tous les modernes, un homme qui ne se préoccupe de rien, ni de la politique, ni du socialisme, ni de Fourier, ni des jésuites, ni de l’Université, et qui comme le bon ouvrier, les bras retroussés, est là, à faire sa tâche du matin au soir, avec l’envie de la bien faire et l’amour de son art. Tout est là, l’amour de l’Art. Mais je m’arrête. Ceci t’irrite encore : tu n’aimes pas à m’entendre dire que je m’inquiète plus d’un vers que d’un homme, et que je porte plus de reconnaissance aux poètes qu’aux saints et aux héros. Qu’aurait-on pensé à Rome, du temps d’Horace, si quelqu’un fût venu lui dire :
« Ô bon Flaccus, qu’est-ce que devient votre ode à Melpomène ? parlez-moi de votre passion pour le petit garçon perse que Pollion vous a cédé ; est-ce en asclépiades ou en ïambiques que vous allez nous entretenir de lui ? Tout ce que vous dites me préoccupe bien plus que la guerre des Parthes, que le collège des flammes et que la loi Valeria qu’on veut remettre sur le tapis… »
Il y avait donc cependant quelque chose de plus sérieux que les hommes qui mouraient pour la patrie, que ceux qui priaient pour elle, que ceux qui travaillaient à la rendre plus heureuse : c’étaient ceux qui chantaient, puisque ceux-là seuls survivent. On a découvert des mondes nouveaux pour les lire, on a inventé l’imprimerie pour les répandre. Ah ! oui, l’amour de Glycère ou de Lycoris passera encore par-dessus les civilisations futures. L’Art, comme une étoile, voit la terre rouler sans s’en émouvoir, scintillant dans son azur ; le Beau ne se détache pas du ciel.
Mais allons ! tout cela te fâche. Que te dire donc ? que je t’embrasse. Je n’ai guère de place, mais je t’envoie tout de même, à travers ces lignes pressées, un long et tendre baiser, comme à travers des barreaux.
- ↑ Philosophe italien appartenant à l’ordre des Dominicains. Outre de nombreux ouvrages de philosophie et une apologie de Galilée, dont il s’autorisa pour entrer en rapport avec Descartes, il a laissé des lettres et des poésies, traduites par Mme Colet (1 vol. Paris, Lavigne, 1844). Descartes, loin d’apprécier l’œuvre de Campanella, écrivait à M. Zuylichem : « J’avoue que son langage et celui de l’Allemand qui a fait sa longue préface, m’a empêché d’oser converser avec eux avant que j’eusse achevé les dépêches que j’avais à faire, crainte de prendre quelque chose de leur style. » (Œuvres de Descartes, éd. Cousin, t. VII)