Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0130
Nous sommes donc toujours triste, pauvre ange ! Pourquoi t’affecter à plaisir, t’affliger outre mesure ? À trente-trois lieues de distance, je ne peux pas essuyer les larmes qui coulent de tes bons yeux ; tu ne peux pas voir mes sourires quand je reçois tes lettres, ni la joie sans doute qui doit être sur mon visage quand je pense à toi ou quand je regarde ton portrait, ton portait avec ses longues papillotes caressantes, celles-là mêmes qui m’ont passé sur les joues. De moi à toi il y a trop de plaines, de prairies et de collines pour que nous puissions nous voir. Je ne comprends pas toutes les peines que je te cause. Tu crois qu’une autre est encore dans mon cœur, qu’elle y est restée, et si éclairée que tu n’as fait que passer dans son ombre. Oh ! non pas, non pas ! sois-en donc convaincue une fois pour toutes ! Tu parles de ma franchise cynique ; sois conséquente : crois-y, à cette franchise. Cela est vieux, bien vieux, oublié presque ; à peine si j’en ai le souvenir ; il me semble même que ça s’est passé dans l’âme d’un autre homme. Celui qui vit maintenant et qui est moi ne fait que contempler l’autre, qui est mort. J’ai eu deux existences bien distinctes ; des événements extérieurs ont été le symbole de la fin de la première et de la naissance de la seconde : tout cela est mathématique. Ma vie active, passionnée, émue, pleine de soubresauts opposés et de sensations multiples, a fini à vingt-deux ans. À cette époque, j’ai fait de grands progrès tout d’un coup ; et autre chose est venu. Alors, j’ai fait nettement pour mon usage deux parts dans le monde et dans moi : d’un côté l’élément externe, que je désire varié, multicolore, harmonique, immense, et dont je n’accepte rien que le spectacle, d’en jouir ; de l’autre l’élément interne, que je concentre afin de le rendre plus dense et dans lequel je laisse pénétrer, à pleines [sic] effluves, les plus purs rayons de l’Esprit, par la fenêtre ouverte de l’intelligence. Tu ne trouveras pas cette phrase très claire ; il faudrait un volume pour la développer. Néanmoins je n’ai renoncé à rien de la vie, comme tu sembles le croire. J’ouvre, tout comme les autres, les narines pour sentir les roses et les yeux pour contempler la lune. Amour et amitié, je n’ai rien rejeté. J’ai au contraire pris des lunettes pour les distinguer plus nettement. Fouille-moi tant qu’il te plaira, tu ne découvriras rien qui doive t’attrister, ni dans le passé, ni dans le présent. Je souhaiterais que tu pusses lire dans mon cœur : les larmes de doute et d’accablement que tu répands se changeraient en larmes de joie et de bonheur. Oui, je t’aime, je t’aime, entends-tu ? Faut-il le crier plus fort encore ? Mais si je n’ai pas l’amour ordinaire qui ne sait que sourire, est-ce ma faute si tout mon être n’a rien de doux dans ses allures ? Je te l’ai déjà dit, j’ai la peau du cœur, comme celle des mains, assez calleuse : ça vous blesse quand on y touche ; le dessous peut-être n’en est que plus tendre. Quand tu seras toujours, chère amie, à me reprocher de ne pas venir te voir, que puis-je te répondre ? C’est me tourmenter à plaisir en me rappelant (ce qui est inutile, grand Dieu ! car je me le figure assez) que tu en souffres et t’en tourmentes, Si je pouvais… si… si… toujours ce maudit conditionnel, mode atroce par lequel tous les temps du verbe passent !
Je suis bien bête ce soir. C’est peut-être l’effet du beau clair de lune qu’il fait. Je viens de me promener sous les arbres et je t’ai souhaitée, appelée. Nous eussions fait une belle promenade sans nous rien dire, en te tenant par la taille. Je rêvais à la blancheur de ta figure se détachant sur l’herbe verte pâlement éclairée, au bleu de tes yeux humides et pétillants de lumière, comme le bleu tendre du ciel de cette nuit. Aime-moi toujours, va ; prends-moi pour un bourru, pour un fou, pour tout ce que tu voudras, mais aime-moi encore, laisse là mes idées en paix. Qu’est-ce qu’elles te font ? Elles ne font de mal à personne et elles font peut-être du bien. D’ailleurs, comme toute chose, n’ont-elles pas leur raison d’être ? À quoi bon les mauvaises herbes ? disent les braves gens, pourquoi poussent-elles ? Mais pour elles-mêmes, pardieu ! Pourquoi poussez-vous, vous ? Merci encore des petites fleurs d’oranger ; tes lettres en sont parfumées. Quand j’irai à Paris, je veux garnir ta jardinière des plantes que tu aimes le mieux ; ces pauvres fleurs du moins n’auront pas d’épines. Celles de mon amour ne sont pas de même, à ce qu’il paraît.
Allons, adieu, adieu.