Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0118

Louis Conard (Volume 1p. 245-247).

118. À ERNEST CHEVALIER.
Croisset, 12 août 1846.

Je n’entends pas plus parler de toi que si tu étais mort. C’est mal, c’est mal, vieux, à toi, de ne pas le faire, à moi de ne pas te le rappeler plus souvent. Combien nous sommes de temps sans nous écrire ? Ce n’est pas pourtant la quantité d’amis qui m’entoure qui peut me faire oublier les anciens, car je suis seul, seul comme le mâtin. Tu es donc bien occupé à tes réquisitoires, que tu ne peux trouver une minute pour envoyer une page de souvenir à ton pauvre vieux. Ici tout s’en va et me quitte, jusqu’à mon domestique qui probablement me trouve trop ennuyeux maintenant et désire une société plus facétieuse. Alfred est marié, comme tu sais. Il est en Italie avec sa femme ; à son retour il habitera Paris. Sa sœur se marie avec le frère de sa femme. Le mariage pleut ; le temps est à l’orage, il fait jaune. Moi je reste tel que tu m’as connu, sédentaire et calme dans ma vie bornée, le cul sur mon fauteuil et la pipe au bec. Je travaille, je lis, je fais un peu de grec, je rumine du Virgile ou de l’Horace, et je me vautre sur un divan de maroquin vert que j’ai fait confectionner récemment ; destiné à me mariner sur place, j’ai fait orner mon bocal à ma guise et j’y vis comme une huître rêveuse.

Comme nous nous sommes séparés, cher Ernest ! Où est le temps d’autrefois ? Où sont nos bons jeudis désirés toute la semaine ? Te rappelles-tu notre pauvre théâtre et celle qui jouait avec nous ? et puis, quand tu es venu au collège, nos excursions le soir à 4 heures chez cet estimable Beaufour, nos promenades sur les côtes voisines, la femme au goître, l’engueulade de Duguernay ?… Qu’il faisait chaud et beau dans ce temps-là ! Chose triste, en être déjà à vivre dans le souvenir ! à peine à moitié du chemin, se retourner pour contempler la route parcourue, et regretter déjà tout ce qui n’est passé que d’hier ! Un beau jour, tu es parti à Paris ; moi je suis resté. Et puis te voilà maintenant en Corse à trois cents lieues de moi, au delà de la France et de la mer, nous voyant une fois l’an et à peine ! Et autrefois nous causions ensemble toute la journée.

Quand viens-tu ici, quand te retrouverai-je ? Écris-moi toujours. Ma pauvre mère aura bien du plaisir à te voir ; elle parle souvent de toi, elle y pense encore plus.

Adieu, mon vieil ami, je t’embrasse, ne m’oublie pas ; aime-moi toujours. Ton vieux.