Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0117

Louis Conard (Volume 1p. 238-245).

117. À LA MÊME.
Mardi dans l’après-midi [11 août 1846].

Tu donnerais de l’amour à un mort. Comment veux-tu que je ne t’aime pas ? Tu as un pouvoir d’attraction à faire dresser les pierres à ta voix. Tes lettres me remuent jusqu’aux entrailles. N’aie donc pas peur que je t’oublie ! Tu sais bien qu’on ne quitte pas les natures comme la tienne, ces natures émues, émouvantes, profondes. Je m’en veux, je me battrais de t’avoir fait peine. Oublie tout ce que je t’ai dit dans la lettre de dimanche. Je m’étais adressé à ton intelligence virile, j’avais cru que tu saurais t’abstraire de toi-même et me comprendre sans ton cœur. Tu as vu trop de choses là où il n’y en avait pas tant, tu as exagéré tout ce que je t’ai dit. Tu as peut-être cru que je posais, que je me donnais pour un Antony de bas étage. Tu me traites de voltairien et de matérialiste. Dieu sait si pourtant je le suis ! Tu me parles aussi de mes goûts exclusifs en littérature, qui auraient dû te faire deviner ce que je suis en amour. Je cherche vainement ce que cela veut dire. Je n’entends rien. J’admire tout, au contraire, dans la bonne foi de mon cœur, et si je vaux quelque chose, c’est en raison de cette faculté panthéistique et aussi de cette âpreté qui t’a blessée. Allons, n’en parlons plus. J’ai eu tort, j’ai été sot. J’ai fait avec toi ce que j’ai fait en d’autres temps avec mes mieux aimés : je leur ai montré le fond du sac, et la poussière âcre qui en sortait les a pris à la gorge. Que de fois, sans le vouloir, n’ai-je pas fait pleurer mon père, lui si intelligent et si fin ! Mais il n’entendait rien à mon idiome, lui comme toi, comme les autres. J’ai l’infirmité d’être né avec une langue spéciale dont seul j’ai la clef. Je ne suis pas malheureux du tout ; je ne suis blasé sur rien ; tout le monde me trouve d’un caractère très gai, et jamais de la vie je ne me plains. Au fond je ne me trouve pas à plaindre, car je n’envie rien et ne veux rien. Va, je ne te tourmenterai plus ; je te toucherai doucement comme un enfant qu’on a peur de blesser, je rentrerai en dedans de moi les pointes qui en sortent. Avec un peu de bonne volonté, le porc-épic ne déchire pas toujours. Tu dis que je m’analyse trop ; moi je trouve que je ne me connais pas assez ; chaque jour j’y découvre du nouveau. Je voyage en moi comme dans un pays inconnu, quoique je l’aie parcouru cent fois. Tu ne me sais pas gré de ma franchise (les femmes veulent qu’on les trompe ; elles vous y forcent et, si vous résistez, elles vous accusent). Tu me dis que je ne m’étais pas montré comme cela d’abord ; rappelle au contraire tes souvenirs. J’ai commencé par montrer mes plaies. Rappelle-toi tout ce que je t’ai dit à notre premier dîner ; tu t’es écriée même : « Ainsi vous excusez tout ! il n’y a plus ni bien ni mal pour vous. » Non, je ne t’ai jamais menti ; je t’ai aimée instinctivement, et je n’ai pas voulu te plaire de parti pris. Tout cela est arrivé parce que cela devait arriver. Moque-toi de mon fatalisme, ajoute que je suis arriéré d’être Turc. Le fatalisme est la Providence du mal ; c’est celle qu’on voit, j’y crois.

Les larmes que je retrouve sur tes lettres, ces larmes causées par moi, je voudrais les racheter par autant de verres de sang. Je m’en veux ; cela augmente le dégoût de moi-même. Sans l’idée que je te plais, je me ferais horreur. Au reste, il en est toujours ainsi : on fait souffrir ceux qu’on aime, ou ils vous font souffrir. Comment se fait-il que tu me reproches cette phrase : « Je voudrais ne t’avoir jamais connue ! » Je n’en sais pas de plus tendre. — Veux-tu que je dise celle que j’y mettrais en parallèle ? C’en est une que j’ai poussée la veille de la mort de ma sœur, partie comme un cri et qui a révolté tout le monde. On parlait de ma mère : « Si elle pouvait mourir ! » Et, comme on se récriait : « Oui, si elle voulait se jeter par la fenêtre, je la lui ouvrirais tout de suite. » À ce qu’il paraît que tout cela n’est pas de mode et paraît drôle ou cruel. Que diable dire quand le cœur vous crève de plénitude ? Demande-toi s’il y a beaucoup d’hommes qui t’auraient écrit cette lettre qui t’a fait tant de mal. Peu, je crois, auraient eu ce courage et cette abnégation gratuite d’eux-mêmes. Cette lettre-là, amour, il faut la déchirer, n’y plus penser, ou la relire de temps à autre quand tu te sentiras forte.

À propos de lettre, quand tu m’écriras le dimanche, mets-la de bonne heure : tu sais que les bureaux ferment à deux heures. Hier je n’en ai pas reçu. J’avais peur de je ne sais quoi. Mais aujourd’hui, je les ai reçues toutes deux et la petite fleur avec. Merci de l’idée de la mitaine. Si tu pouvais t’envoyer toi-même avec ! Si je pouvais te cacher dans le tiroir de mon étagère qui est là à côté de moi, comme je t’enfermerais à clef !

Allons, ris ! Aujourd’hui je suis gai, je ne sais pas pourquoi ; la douceur de tes lettres de ce matin me passe dans le sang. Mais ne me conte plus des lieux communs comme celui-ci : que c’est l’argent qui m’a empêché d’être heureux ; que, si j’avais travaillé, j’aurais été mieux. Comme s’il suffisait d’être garçon apothicaire, boulanger ou négociant en vins pour ne pas s’ennuyer ici-bas ! Tout cela m’a été trop dit par une foule de bourgeois pour que je veuille l’entendre dans ta bouche : ça la gâte ; elle n’est pas faite pour cela. Mais je te sais gré d’approuver mon silence littéraire. Si je dois dire du neuf, quand le temps sera venu il se dira de lui-même. Oh ! que je voudrais faire de grandes œuvres pour te plaire ! Que je voudrais te voir tressaillir à mon style ! Moi qui ne désire pas la gloire (et plus naïvement que le renard de la fable), je voudrais en avoir pour toi, pour te la jeter comme un bouquet ; afin que ce soit une caresse de plus et une litière douce où s’étalerait ton esprit quand il rêverait a moi. Tu me trouves beau ; je voudrais être beau, je voudrais avoir des cheveux bouclés, noirs, tombant sur des épaules d’ivoire, comme les adolescents grecs ; je voudrais être fort, pur. Mais quand je me regarde dans la glace et que je pense que tu m’aimes, je me trouve d’un commun révoltant. J’ai les mains dures, les genoux cagneux et la poitrine étroite. Si j’avais seulement de la voix, si je savais chanter, oh ! comme je modulerais ces longues aspirations qui sont obligées de s’envoler en soupirs ! Si tu m’avais connu il y a dix ans, j’étais frais, embaumant, j’exhalais la vie et l’amour ; mais maintenant je vois la maturité toucher à la flétrissure.

Que n’es-tu la première que je connaisse ! Que n’ai-je pour la première fois senti dans tes bras les ivresses du corps et les spasmes bienheureux qui vous tiennent en extase !

J’ai regret de tout mon passé ; il me semble que j’aurais dû le tenir en réserve, dans une vague attente, pour te le donner au jour venu. Mais je ne me doutais pas qu’on pût m’aimer ; encore maintenant cela me paraît hors nature. Pour moi de l’amour ! que c’est drôle ! Et j’ai donné, comme un prodigue qui veut se ruiner en un seul jour, toutes mes richesses petites et grandes.

J’ai aimé furieusement des choses sans nom ; j’ai idolâtré des femmes viles ; j’ai sacrifié à tous les autels et bu et toutes les barriques. Ah ! mes richesses morales ! J’ai jeté aux passants les grosses pièces par la fenêtre et, avec les louis, j’ai fait des ricochets sur l’eau. Cette comparaison, qui n’en est pas une, mais un pur rapprochement, peut te donner l’homme. Quand j’étais à Paris, je dépensais six ou sept mille francs par an, et je me passais bien de dîner trois fois par semaine.

En fait de sentiment, je suis de même : avec ce qui gorgerait un régiment, je crève de misère. L’indigence est dans ma nature, mais ne me juge pas abattu, brisé ; je l’ai été jadis, je ne le suis plus. Il fut un temps où j’étais malheureux, les reproches que tu m’adresses aujourd’hui auraient pu être justes alors.

Je vais écrire à Phidias, mais je ne sais pas trop comment lui tourner ça pour lui dire qu’il me fasse venir tout de suite. S’il est à la campagne, où ? Quand revient-il ?

J’arriverai un soir ; je resterai la nuit et le jour suivant jusqu’à sept heures ; c’est convenu. À partir de jeudi, adresse-moi tes lettres ainsi : M. Du Camp chez Mr G. H., etc., parce que les lettres que je reçois de toi tous les jours sont censées être de lui et, quand il sera ici, ça paraîtrait singulier que j’en reçusse tout de même ; on pourrait m’interroger, etc. Au reste, si tu éprouves pour cela la moindre répugnance, ne le fais pas, je m’en moque. J’ai la pudeur de toi, je crois toujours, si je prononçais seulement ton nom, que je rougirais qu’on s’aperçoive de tout.

J’ai lu le volume de Saintes et Folles[1] et presque toutes tes poésies. Ce que j’aime surtout, c’est l’histoire de Démosthènes, Phenaretta et le conte de M. Georges de Senneval, l’histoire de l’homme laid. Il y a une pièce de vers qui m’a remué profondément, c’est : l’Enthousiasme. Il m’a semblé que c’était moi qui l’avais faite. J’ai relu cent fois celle À une amie, c’est-à-dire à toi, celle-là que tu m’as dite sur mon lit, mes bras passés autour de toi, et me regardant dans les yeux. Tu voulais que je t’envoie quelque chose sur nous ; tiens, voilà une page faite il y a deux ans à cette époque (c’est un fragment de lettre à un ami) :

« … Il coulait de ses yeux un fluide lumineux qui semblait les agrandir ; ils étaient immobiles et fixes. Ses épaules nues (car elle était sans fichu et sa robe semblait lâche autour d’elle), ses épaules nues étaient d’un vermeil pâle, lisses et solides comme du marbre jauni ; les veines bleues couraient dans sa chair ardente ; sa gorge battante s’abaissait et montait, pleine d’un souffle étouffé qui m’emplissait la poitrine. Il y avait un siècle que cela durait ; toute la terre avait disparu. Je ne voyais que sa prunelle qui se dilatait de plus en plus. Je n’entendais que sa respiration qui bruissait seule dans le silence complet où nous étions plongés.

Et je fis un pas, je l’embrassai sur ses yeux qui étaient tièdes et doux. Elle me regardait tout étonnée. « M’aimerais-tu, disait-elle ? m’aimerais-tu bien ? » Je la laissais parler sans lui répondre et je la tenais dans mes bras, à sentir son cœur battre.

Elle se dégagea de moi. « Ce soir, je reviendrai, laisse-moi, laisse-moi. — À ce soir, à ce soir. » Elle s’enfuit. Au dîner, elle garda son pied sur le mien et me touchait quelquefois le coude en détournant la tête d’un autre côté. » — Est-ce vrai ?

Tu veux que je te montre le latin ; à quoi bon ? Et d’ailleurs il faudrait que je le sache moi-même. Tu es plus qu’indulgente quand tu me traites d’homme qui sait les langues anciennes à fond. J’espère arriver dans quelques années à les lire à peu près couramment. Par lettre il me semble difficile d’arriver à faire quelque chose de bon. Au reste, nous en causerons. Je n’ai pas le cœur au travail. Je ne fais rien. Je marche de long en large dans mon cabinet ; je me couche sur mon divan de maroquin vert et je pense à toi. L’après-midi surtout m’est d’une longueur fatigante. L’esprit m’ennuie ; je voudrais être complètement simple pour t’aimer comme un enfant, ou bien alors être un Gœthe ou un Byron.

Aussitôt que j’aurai la lettre de Phidias, je laisse là mon ami (quoiqu’il vienne exprès ici) et j’accours. Tu vois bien que je n’ai plus ni cœur ni volonté, ni rien. Je suis quelque chose de flasque et d’attendri qui marche à ton ordre ; je vis en rêve dans les plis de ta robe, au bout des boucles légères de tes cheveux. J’en ai là. Oh ! comme ils sentent bon ! Si tu savais comme je pense à ta bonne voix, à tes épaules dont j’aime à humer l’odeur ! Tiens, je voulais travailler, ne t’écrire que ce soir. Je n’ai pas pu ; il a fallu céder.

Adieu donc, adieu, je dépose sur ta bouche un long et gros baiser.

Minuit. Je viens de relire tes lettres, de regarder encore tout ; je t’envoie un dernier baiser pour la nuit. Je viens d’écrire à Phidias. Je crois lui avoir fait comprendre que je veux venir de suite à Paris. Je la porterai demain à la poste à Rouen, avec celle-ci. J’espère arriver à temps pour que celle-ci t’arrive demain soir.

Adieu, mille baisers à n’en plus finir. À bientôt, ma belle, à bientôt.


  1. Folles et Saintes, 2 vol. in-8o. Paris, Coquebert, 1844.