Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0106

Louis Conard (Volume 1p. 198-199).

106. À ERNEST CHEVALIER.
[Croisset], 5 avril [1846].

Eh bien, pauvre vieux, encore un ! Tu n’as as eu le temps de répondre à la lettre où je te parlais de la mort de mon père, que je t’en envoie une autre où je te parle de celle de ma sœur ! La prochaine sera peut-être pour te dire celle de ma mère ! Qui sait ! Je m’attends à tout ; je suis comme un pavé de grande route : le malheur marche sur moi et piétine à plaisir.

Quel changement depuis que nous ne nous sommes vus ! Mon père parti d’abord ; puis elle ensuite, ma pauvre Caroline que j’aimais tant, dont j’étais si fier ! Tu l’as connue toi, mon bon Ernest ; nous avons joué ensemble autrefois, quand nous étions enfants. Ton souvenir est lié au sien dans toutes les scènes tendres qui me reviennent maintenant à l’esprit.

Si tu étais la, que de choses j’aurais à te dire ! mon vieil ami, mon vieux camarade, toi qu’elle confondait dans ses jeux et qu’elle ne distinguait pas de son frère.

Quelques jours avant de mourir, elle a parlé de toi dans son délire ; elle croyait que tu étais à la maison. Elle parlait aussi de son père, elle s’étonnait de ne le pas voir. Comme elle a souffert ! comme elle a souffert ! Tantôt elle poussait des cris déchirants ou geignait douloureusement. Il n’y a ni mot ni description qui te puisse donner une idée de l’état de ma mère… J’ai un triste pressentiment sur son compte, et malheureusement je suis payé pour croire à mes pressentiments.

Écris-moi donc longuement, souvent, le plus longuement possible. Où est le temps ou nous nous voyions tous les jours ? Nos pauvres jeudis du collège, où sont-ils ?

Adieu, je t’embrasse bien tendrement.

Fais-moi le plaisir d’envoyer la lettre ci-jointe en y mettant l’adresse. C’est pour Lorelli ; je ne lui avais pas encore répondu.