Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0105
Je n’ai pas voulu que tu vinsses ici ; j’ai redouté ta tendresse. J’avais assez de la vue de Hamard sans la tienne. Peut-être eusses-tu été encore moins calme que nous. Dans quelques jours je t’appellerai et je compte sur toi. C’est hier, à onze heures, que nous l’avons enterrée, la pauvre fille. On lui a mis sa robe de noce, avec des bouquets de roses, d’immortelles et de violettes. J’ai passé toute la nuit à la garder. Elle était droite, couchée sur son lit, dans cette chambre où tu l’as entendue faire de la musique. Elle paraissait bien plus grande et bien plus belle que vivante, avec ce long voile blanc qui lui descendait jusqu’aux pieds. Le matin, quand tout a été fait, je lui ai donné un dernier baiser dans son cercueil. Je me suis penché dessus, j’y ai entré la tête, et j’ai senti le plomb me plier sous les mains. C’est moi qui l’ai fait mouler. J’ai vu les grosses pattes de ces rustres la manier et la recouvrir de plâtre. J’aurai sa main et sa face. Je prierai Pradier de me faire son buste et je le mettrai dans ma chambre. J’ai à moi son grand châle bariolé, une mèche de cheveux, la table et le pupitre sur lequel elle écrivait. Voilà tout ; voilà tout ce qui reste de ceux que l’on a aimés ! Hamard a voulu venir avec nous. Arrivés là-haut, dans ce cimetière derrière les murs duquel j’allais en promenade avec le collège, Hamard sur les bords de la fosse s’est agenouillé et lui a envoyé des baisers en pleurant. La fosse était trop étroite, le cercueil n’a pas pu y entrer. On l’a secoué, tiré, tourné de toutes les façons ; on a pris un louchet, des leviers, et enfin un fossoyeur a marché dessus, — c’était la place de la tête — pour le faire entrer. J’étais debout, à côté, mon chapeau à la main ; je l’ai jeté en criant. Je te dirai le reste de vive voix, car j’écrirais trop mal tout cela. J’étais sec comme la pierre d’une tombe, mais horriblement irrité. J’ai voulu te raconter ce qui précède, pensant que cela te ferait plaisir. Tu as assez d’intelligence et tu m’aimes assez pour comprendre ce mot « plaisir » qui ferait rire les bourgeois. — Nous voilà revenus à Croisset depuis dimanche. Quel voyage ! seul avec ma mère et l’enfant qui criait ! La dernière fois que j’en étais parti, c’était avec toi ; tu t’en souviens. Des quatre qui y habitaient, il en reste deux. Les arbres n’ont pas encore de feuilles, le vent souffle, la rivière est grosse ; les appartements sont froids et dégarnis. Ma mère va mieux qu’elle ne pourrait aller. Elle s’occupe de l’enfant de sa fille, la couche dans sa chambre, la berce, la soigne, le plus qu’elle peut. Elle tâche de se refaire mère ; y arrivera-t-elle ? La réaction n’est pas encore venue et je la crains fort ; je suis accablé, abruti ; j’aurais bien besoin de reprendre ma vie calme, car j’étouffe d’ennui et d’agacement. Quand retrouverai-je ma pauvre vie d’art tranquille et de méditation longue ! Je ris de pitié sur la vanité de la volonté humaine, quand je songe que voilà six ans que je veux me remettre au grec et que les circonstances sont telles que je n’en suis pas encore arrivé aux verbes.
Adieu, cher Maxime, je t’embrasse tendrement.