Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0104
Hamard sort de ma chambre où il sanglotait debout, au coin de ma cheminée. Ma mère est une statue qui pleure. Caroline parle, sourit, nous caresse, nous dit à tous des mots doux et affectueux ; elle perd la mémoire ; tout est confus dans sa tête : elle ne savait pas si c’était moi ou Achille qui était parti pour Paris. Quelle grâce il y a dans les malades, et quels singuliers gestes ! Le petit enfant tette et crie. Achille ne dit rien et ne sait que dire. Quelle maison ! quel enfer ! Et moi ! J’ai les yeux secs comme un marbre. C’est étrange. Autant je me sens expansif, fluide, abondant et débordant dans les douleurs fictives, autant les vraies restent dans mon cœur âcres et dures ; elles s’y cristallisent à mesure qu’elles y viennent. Il semble que le malheur est sur nous et qu’il ne s’en ira qu’après s’être gorgé de nous. Encore une fois je vais revoir les draps noirs[1] et j’entendrai l’ignoble bruit des souliers ferrés des croque-morts qui descendent les escaliers. J’aime mieux n’avoir pas d’espoir et entrer au contraire par la pensée dans le chagrin qui va venir. Marjolin arrive ce soir ; que fera-t-il ? Adieu ! j’ai eu hier un pressentiment que, quand je te reverrais, je ne serais pas gai.
- ↑ Mort de Caroline Hamard. Le docteur Flaubert était mort le 15 janvier précédent.