Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0107

Louis Conard (Volume 1p. 199-200).

107. À EMMANUEL VASSE.
[Croisset], 5 avril 1846.

Quand tu m’as quitté la dernière fois, quand tu m’as vu repartir pour Rouen, tu t’es dit sans doute que, le temps venant, les jours s’écoulant, ma douleur allait passer, que je me consolerais à la longue de la mort de mon père et que je finirais enfin par rentrer dans le calme dont il y a si longtemps que je suis privé. Ah oui ! du calme ! Y en a-t-il pour les pavés de la grande route qui sont broyés par les roues des chariots ? Y en a-t-il pour l’enclume ?

En plaçant ma vie au delà de la sphère commune, en me retirant des ambitions et des vanités vulgaires pour exister dans quelque chose de plus solide, j’avais cru que j’obtiendrais, sinon le bonheur, du moins le repos. Erreur ! Il y a toujours en nous l’homme, avec toutes ses entrailles et les attaches puissantes qui le relient à l’humanité. Personne ne peut échapper à la douleur. J’en sais quelque chose. Notre dernier malheur a été encore plus horrible que l’autre, en ce qu’il était moins prévu, moins probable. Et puis, voir mourir un être jeune, dans toute la plénitude de sa beauté et de son intelligence, c’est quelque chose qui révolte ; on éprouve le sentiment d’une atroce injustice.

Reste toujours comme tu es, ne te marie pas, n’aie pas d’enfants, aie le moins d’affections possible, offre le moins de prise à l’ennemi.

J’ai vu de près ce qu’on appelle le bonheur et j’ai retourné sa doublure ; c’est une dangereuse manie que de vouloir le posséder.

Écris-moi quelquefois, tiens-moi au courant de tes travaux ; je ne sais maintenant quand j’irai à Paris. Adieu.