Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0086
Eh quoi ! pauvre vieux bougre, tu es toujours c… par ta sacrée santé, embêté par la maladie, fortement vexé par les indispositions ! Tu continues ton système d’être malade au moment de tes examens, et de retarder par là tes prodigieux succès, tes ovations universitaires ! Quant à ton serviteur, il va mieux, sans précisément aller bien. Il ne se passe pas de jour sans que je ne voie, de temps à autre, passer devant mes yeux comme des paquets de cheveux ou des feux du Bengale. Cela dure plus ou moins longtemps. Néanmoins, ma dernière grande crise a été plus légère que les autres. Je possède toujours mon séton, agrément que je te souhaite peu, ainsi que la privation de la pipe, souffrance horrible à laquelle n’ont pas été condamnés les premiers chrétiens. Et on dira que les empereurs ont été cruels !!! Voilà comme on écrit l’histoire, môssieu ! Sic scribitur historia. Je ne suis pas près de naviguer seul, d’avoir cette liberté ; de sorte qu’il se passera encore du temps avant que je n’aille me piéter avec toi sur la Roche-à-l’Hermite et me rouler dans le bois de Cléry… Ah ! les beaux jours que ceux où, amplement muni de tabac et de cigares, j’ascendais la voiture de Jean et je m’en allais aux Andelys ! Qui dira toutes les blagues qui ont été servies, toute la salive qui a juté de nos lèvres […].
Mon père a acheté une proprillété aux environs de Rouen, à Croisset. Nous y allons habiter la semaine prochaine. Tout est bouleversé par ce déménagement ; nous y serons assez mal logés cet été et au milieu des ouvriers, mais l’été prochain je crois que ce sera superbe. Je me pourmène en canot avec Achille, me rappelant ces mots classiques du père Giffard : V’là le pilote comme ça qui dit : V’là la mer qui bat nos flancs.
Écris-moi comment tu vas et ce que tu fais. Vois-tu quelquefois Oudot dans tes rêves ? Duranton te pèse-t-il sur la poitrine quand tu as des cauchemars ? Quelle belle invention que l’École de Droit pour vous emmerder ! C’est à coup sûr la plus enkikinante de la création.
Adieu, vieux, bonne santé, mille choses à tes bons parents.
Tout à toi.
Ne m’oublie pas auprès du jeune Coutil, si tu le vois. C’est du reste de saison : comment oublier le coutil en été ?