Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0085

Louis Conard (Volume 1p. 148-149).

85. AU MÊME.
[Rouen, 9 février 1844.]

Nos deux lettres se sont croisées, mon bonhomme. Tu m’en envoyais une assez facétieuse, qui m’a fait rire et m’a déplissé le front ; tu en as reçu une de moi qui t’aura fait de la peine et t’aura fait dire des sacré nom de Dieu. Ton brave oncle Motte est venu ici savoir de mes nouvelles, et sans doute qu’il t’en aura donné. Oui, mon vieux, j’ai un séton qui coule et me démange, qui me tient le cou raide et m’agace au point que j’en ai des suées. On me purge, on me saigne, on me met des sangsues, la bonne chère m’est interdite, le vin m’est défendu ; je suis un homme mort.

Je ribote avec l’eau de fleurs d’oranger, je me fous des bosses de pilules, je me fais socratiser par la seringue et j’ai un hausse-col sous la peau. Quelle existence voluptueuse ! Ah que je m’emmerde !

J’ai horriblement souffert, cher Ernest, depuis que tu ne m’as vu, et j’ai considéré combien la vie humaine était diaprée de fleurs et festonnée d’agréments. Je passerai tout l’été à la campagne, à Trouville ; je voudrais y être. Je soupire après le soleil.

Sais-tu jusqu’où doit aller ma tristesse, et comprends-tu que je vive… ? La pipe, oui la pipe, oui, tu as bien lu, la pipe, cette vieille pipe :


la pipe m’est défendue !!!


moi qui l’aimais tant, moi qui n’aimais que ça, avec le grog froid en été et le café en hiver !

J’irai probablement à Paris avant six semaines, deux mois, pour mettre ordre à mes affaires, puis je reviendrai ici. Je suis comme un melon. Heureusement que ce melon ne coule pas ! Il ne manquerait plus que cela.

Et toi, vieux ? toujours la thèse de l’usufruit ? C’est aussi une fière maladie ; mais tu en seras bientôt débarrassé. Adieu, présente mes respects, ou plutôt dis des cochonneries de ma part aux sieurs Dumont et Coutil, et si l’on demande comment je vais, dis : très mal ; il suit un régime stupide ; quant à la maladie elle-même, il s’en fout bien.

Adieu, vieux.